L'Obs

Bowie : le roi boit

DAVID BOWIE : A NEW CAREER IN A NEW TOWN (1977-1982). COFFRET 11 CD (RCA).

- FABRICE PLISKIN

En fait de lyrisme et de rayonnemen­t, la chanson « Heroes » est à Bowie ce que « Imagine » est à Lennon. Le troisième coffret qui retrace l’oeuvre du chanteur, entre 1977 et 1982, est l’occasion de révéler la thématique secrète de « Heroes » (1977). Ce titre est devenu un hymne, que l’on joue notamment dans un esprit fédérateur et citoyen après un attentat terroriste. « Ils jouent “Heroes’’ à chaque évènement héroïque, remarque le producteur anglais Tony Visconti, cité dans la nouvelle biographie de Dylan Jones (“David Bowie, a Life”), alors que cette chanson parle des alcoolique­s. » « Heroes » est la complainte d’un ivrogne, enfermé dans la bouteille de son solipsisme éthylique. Complainte autobiogra­phique : en 1976, Bowie fuit Los Angeles et la cocaïne pour s’établir à Berlin où il remplace la drogue par l’alcool. Le roi boit : « I drink all the time », chante ici l’artiste. « Heroes » est un hymne magnifique­ment ambivalent. « Heroes » est un air à boire, une ode à la cuite, une extatique chasse aux éléphants roses – un shot de don quichottis­me. Comme on dit, l’alcool est un ennemi, qui fuit l’ennemi est un lâche. « Nous pouvons être des héros le temps d’une journée. » Ou « Heroes » est, au contraire, une héroïque invitation au sevrage et à la tempérance – un « tu-t’es-vu-quand-t’asbu ». Cessons de lever le coude, « nous pouvons être des héros le temps d’une journée ». C’est toute la grandeur carnavales­que de cette sublime chanson que de sonner à la fois comme un appel à la solidarité et au dépassemen­t de soi, mais aussi comme le larmoyant et titubant serment d’un poivrot incapable de sortir de lui-même. Ce motif soiffard irrigue trois autres chansons de l’album « Heroes », dont « Blackout » et « Beauty and the Beast » : « Je ne veux succomber à aucune tentation/Comme tout bon garçon », ironise Bowie. Et il ajoute : « Rien ne nous corrompra. » Seulement voilà : « You can’t say no to the beauty and the beast. » Il l’a dit lui-même, Bowie ne fut jamais plus Bowie que dans les disques « Low » (1977), « Heroes » (1977) et « Lodger » (1979), trilogie en qui l’Anglais voyait comme son « ADN ». « Lodger » est le plus mésestimé des trois. Pourtant un reggae comme « Yassassin » où Bowie se met dans les pas « profil bas » d’un travailleu­r turc immigré en Allemagne, ou l’ensorceleu­r « African Night Flight », souvenir d’un voyage au Kenya et BO baroque d’une Afrique factice, vous enivreront sans jamais vous soûler.

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