L'Obs

LA FIN DU MONDE NOUS EST CONTÉE

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ». R. G.

Telle la mer rejetant un cétacé, l’humanité venait de me vomir. » Nous sommes au Rwanda en 1994. Le génocide arrive dans la préfecture de Butare et une jeune fille de 14 ans doit mourir, simplement parce qu’elle est née tutsie. Elle voit sa mère se faire massacrer, puis sa fratrie partir vers les fosses communes, mais elle survit. Par hasard et non par miracle car il n’y a pas ici de « miracle ». Vingt-trois ans plus tard, nous sommes en France, et Annick Kayitesi-Jozan publie un livre essentiel, sans concession, essentiel parce que sans concession : « Même Dieu ne veut pas s’en mêler » (Seuil).

Ceux d’entre nous qui cherchent à être rassurés sur l’humanitéqu­i-ne-disparaît-jamais-même-au-coeur-des-ténèbres, les drogués au happy end qui pensent que la vie reprend ses droits quoi qu’il arrive : passez votre chemin car « la mort a des forces que la vie n’a pas ». Il est dans l’histoire humaine des événements qui ne sauraient être édulcorés pour ne pas brusquer nos conscience­s délicates, des événements trop importants pour être soumis à nos exigences de bienséance. Benigni est certes doué, sympathiqu­e, aimable, mais « La vie est belle » ne dit rien d’Auschwitz et au contraire recouvre son existence d’une vapeur douce de mensonges polis. Annick Kayitesi-Jozan est l’anti-Benigni. Plutôt que feinter la résilience de la vie dans un univers de mort pour pouvoir nous toucher, elle scrute la persistanc­e de la mort dans l’univers des vivants, afin que nous puissions toucher du doigt ce qu’a priori nous refusons d’approcher.

Depuis que je l’ai interviewé­e il y a quinze ans, à Kigali, je sais qu’elle n’a cessé de chercher les mots le plus justes possible. De manière obsessionn­elle, presque maladive. Pour ne pas trahir les morts et les vivants. A chaque ligne transparaî­t cette longue et difficile quête d’une langue la moins mensongère possible, une langue scalpel d’âme faite de mots « qui ne sont pas des fleurs/A répandre l’oubli des humaines douleurs » (Mallarmé). La mort, qui est tout sauf un soleil, doit se regarder en face. Et ce livre nous la montre sans fioritures, dans toute sa crudité et sa force, jusque dans les sourires, les questions ou les silences des enfants.

Les tueurs hutus – « des êtres gentils avec beaucoup de haine », selon l’auteure – ont perdu la guerre, mais ils ont gagné une bataille bien plus fondamenta­le à leurs yeux : comme les nazis hier, ils ont remporté leur immense lutte contre l’humain. Ils savaient que le front importait moins que les charniers. Et dans leur défaite même, ils ont triomphé. Chaque scène post-génocidair­e qui pourrait refléter le retour de la vie signe en fait leur victoire. L’exterminat­ion a officielle­ment duré trois mois. Elle ne s’est en réalité jamais arrêtée. Il est des pages qui ne peuvent pas se tourner, qu’il faut sans cesse essayer de lire et d’écrire.

« Même Dieu ne veut pas s’en mêler » n’est pas un livre d’actualité. Et pourtant il n’y a pas plus actuel que lui. Car il n’y a rien de plus actuel que ce qui ne passera jamais. Les crises se succèdent, nous zappons, nous sautons d’une tragédie à l’autre, d’une guerre à l’autre, d’un séisme à l’autre. Mais un génocide n’est pas une crise, une guerre, une catastroph­e naturelle parmi d’autres. Il échappe à notre zapping. Il nous regarde constammen­t, quoi que nous fassions, interroge notre être le plus intime comme l’univers dans lequel nous évoluons. Il nous parle. Si nous ne l’entendons pas, c’est juste que nous nous bouchons les oreilles. Si nous ne le voyons pas, c’est juste que nous fermons les yeux. Annick Kayitesi-Jozan nous oblige à les ouvrir. Elle a appris des rescapés de la Shoah qu’il faut nous forcer à écouter, à penser, à voir. Que c’est là le combat d’une vie zombiesque qui n’aurait pas dû continuer et qui pourtant se poursuit avec son cortège de fantômes sans tombe qui lui intiment l’ordre de parler pour ne pas disparaîtr­e dans le néant.

En lisant ses mots venus du fond de l’abîme, j’ai revu les corps figés de Murambi, retrouvé les rescapés du Bugesera, réécouté les résistants de Bisesero, ghetto de Varsovie perché sur les hauteurs du lac Kivu. Je me suis rappelé, aussi, plein de honte, cette promesse que je me suis faite à 20 ans à peine, en sortant d’une fosse commune dans laquelle mon amie Jeanne venait d’identifier les restes de sa mère, la promesse de ne plus passer une journée sans penser au génocide des Tutsis du Rwanda. J’ai trahi cette promesse, évidemment. Mais, comme tous ceux qui ont été là-bas se perdre ou se trouver au coeur de la grande faille ouverte dans la condition humaine, j’y reviendrai toujours.

A l’éternelle question « peut-on aimer, danser, chanter, croire ou lutter après Auschwitz? », la réponse est oui. Oui, mais pas comme si Auschwitz ou Bisesero n’avaient pas eu lieu. Pas comme si rien ne s’était passé. Car quelque chose s’est produit de fondamenta­l qui nous concerne tous. Quelque chose qui nous saute à la gueule dans ce livre et le rend donc indispensa­ble.

“IL EST DANS L’HISTOIRE HUMAINE DES ÉVÉNEMENTS QUI NE SAURAIENT ÊTRE ÉDULCORÉS POUR ÊTRE SOUMIS À NOS EXIGENCES DE BIENSÉANCE.”

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