Passé/présent La vérité sur la révolution d’Octobre
Le coup d’Etat bolchevique a été instrumentalisé par la propagande soviétique. Cent ans plus tard, l’histoire reprend ses droits
Moscou devrait faire les choses a minima. M. Poutine est un grand fan de Staline, un homme qui, comme chacun sait, savait tenir un pays. Il n’a pas le tempérament à célébrer des insurrections. On voit mal quel « parti frère » est encore assez vaillant pour sortir autre chose que des bougies maigrelettes. Le 7 novembre prochain – 25 octobre dans l’ancien calendrier russe – la « révolution d’Octobre » aura 100 ans. Il y a fort à parier que la fête sera réduite. On trouverait presque ça dommage.
Il ne s’agit pas de célébrer l’événement en soi. Il s’agit de refaire un peu de pédagogie pour rappeler ce que fut la « glorieuse révolution prolétarienne » chantée du temps de l’URSS : un coup d’Etat qui a accouché aussitôt d’un des grands régimes totalitaires du xxe siècle.
Déroulons rapidement les faits qui y ont conduit (1). En février (mars, dans le calendrier occidental), le peuple de Petrograd, épuisé par les restrictions alimentaires, las de l’interminable guerre, multiplie les manifestations de rue et, rejoint par les soldats, réussit à pousser le tsar à l’abdication. C’est la première des deux révolutions de 1917, et la seule qui mérite ce nom : elle est issue d’un mouvement populaire, porte des aspirations de liberté, de fraternité et, après les siècles d’autocratie, suscite une magnifique effervescence politique. Le revers de cette médaille est l’instabilité. Le pays est dirigé par un gouvernement provisoire, peuplé de libéraux et de socialistes. Il passe des textes formidables, la fin de la censure, la liberté religieuse qui permet aux juifs de circuler comme ils veulent dans l’empire, le droit de vote des femmes.
Mais il fait aussi ce qu’il peut pour trouver sa légitimité face à deux pouvoirs concurrents : celui de la Douma, l’assemblée officielle mise en place depuis 1905, peuplée de notables aux idées plutôt libérales, et celui
des conseils populaires élus d’ouvriers et de soldats, les « soviets », dont le plus puissant est celui de Petrograd. Le nom ne doit pas induire en erreur : la majorité y est alors détenue par divers courants de gauche, dont les mencheviks, socialistes modérés, qui estiment à raison qu’on ne peut envisager de révolution sociale sans établir d’abord la démocratie. Les bolcheviques, frères ennemis issus d’une scission d’avec les précédents, sont alors en minorité. Leur chef, Lénine, rentre en avril de son exil en Suisse grâce à un train affrété par les Allemands. Il se trouve alors à la tête d’une faction divisée. Elle s’entend au moins sur le fait de sortir de la guerre. Cela représente une arme d’attraction massive auprès d’une armée exsangue et démoralisée. En juillet, Kerenski, l’homme fort du gouvernement provisoire, a tenté une ultime offensive qui n’a abouti à rien. Les bolcheviques en profitent pour capitaliser sur ce nouvel échec, et déclenchent une insurrection à Petrograd. Elle échoue lamentablement. Les factieux sont arrêtés en masse. Lénine s’enfuit piteusement en Finlande.
Kerenski apparaît donc, début août, comme le grand homme. Les communistes en feront un mégalomane réactionnaire. Il est certes vaniteux et beau parleur, mais avant tout un avocat socialiste admirateur de la Révolution française. Il n’est pas impossible qu’il se soit senti le destin d’un Bonaparte. Un coup venu de la droite relance le jeu. Début septembre, Kornilov, un général monarchiste, tente une prise de pouvoir. Pour défendre la révolution, Kerenski se voit obligé de s’appuyer sur tout le monde, donc les bolcheviques, qu’il réarme. Rentré clandestinement à Petrograd, Lénine s’applique à préparer avec minutie un coup qu’il ne veut plus rater. Les 24 et 25 octobre (6 et 7 novembre du calendrier occidental), il déclenche la fameuse « révolution des masses », en l’occurrence la prise de contrôle par le petit groupe déterminé de ses partisans de divers points clés, ponts ou centrale électrique.
Puis ses miliciens s’attaquent au fameux palais d’Hiver, l’ancienne résidence du tsar devenue celle du gouvernement. Kerenski s’en est enfui le matin. La bâtisse est prise en quelques heures. Le pouvoir a changé de main dans une indifférence quasi générale. Selon la volonté expresse de Lénine, tous les postes clés en sont captés par les seuls bolcheviques. Dans les jours qui suivent, ils prennent le contrôle des soviets. Ils font fermer les journaux d’opposition et, en décembre, créent la sinistre Tcheka, police politique ancêtre du KGB. Pris au piège d’une vieille promesse, Lénine a laissé s’organiser en novembre l’élection d’une assemblée constituante. En décembre, les résultats ne sont sans doute pas à la hauteur de ses espérances : les bolcheviques ne disposent que de 168 sièges sur 709. L’assemblée se réunit quand même un jour de janvier. Le soir, elle est fermée par le pouvoir. La pièce est jouée. (1) A lire : « les Révolutions russes », de Nicolas Werth (Que sais-je ?), et « la Révolution russe », d’Orlando Figes (Denoël).