L'Obs

Littératur­e Jonathan Safran Foer : « Je suis devenu écrivain par accident »

Huit ans après “Faut-il manger les animaux ?”, le SURDOUÉ des lettres US raconte, dans son troisième roman, la DÉBÂCLE CONJUGALE d’un couple de JUIFS AMÉRICAINS. Entretien

- Propos recueillis par DIDIER JACOB

ME VOICI, par Jonathan Safran Foer, traduit de l’anglais par Stéphane Roques, L’Olivier, 752 p., 24,50 euros.

En 2012, la rumeur courut dans tout Hollywood que HBO allait produire une nouvelle série comique, avec un casting de choix : à la production, Scott Rudin, grand argentier de Stephen Frears, des frères Coen ou de Wes Anderson. Devant et der- rière la caméra, la star comique Ben Stiller. Quant au scénariste, c’était l’un des écrivains les plus en vue du moment : Jonathan Safran Foer. Le sujet? Une famille de juifs américains au bord de la crise de nerfs. Succès assuré, si Foer n’avait subitement décidé, après deux ans de travail et à quelques semaines du début du tournage, de tout abandonner. Outre son peu de goût pour l’aventure télévisuel­le, l’écrivain avait décidé d’écrire à la place un roman sur le sujet. Le voici en librairie – il s’appelle « Me voici ».

Ancien élève de Joyce Carol Oates à Princeton, Foer a fait collection d’avis de recherche d’oiseaux égarés, publié un livre, « Tree of Codes », constitué de bouts de papiers découpés, échangé des mails, qu’il a publiés dans le « New York Times », avec Natalie Portman, laquelle est devenue végétarien­ne en lisant son ouvrage contre la nourriture industriel­le. Pourri

gâté, Safran Foer? Avec seulement deux romans à son actif, celui qui fut le mari de Nicole Krauss (auteur avec laquelle il forma un temps le plus trendy des power couples de Brooklyn), aujourd’hui fiancé à l’actrice Michelle Williams, peut tout se permettre. Y compris un lourd pavé où il s’éloigne de son inspiratio­n coutumière, nourrie de lyrisme Mitteleuro­pa, pour s’essayer au réalisme dans la descriptio­n, façon « Scènes de la vie conjugale », d’une famille qui prend l’eau. Mais c’est aussi de judéité qu’il est question, et de l’avenir de l’Etat d’Israël. Un roman qui marque un nouveau départ dans l’oeuvre de cet éternel premier de la classe, comme naguère « les Correction­s » avait fait de l’autre Jonathan (Franzen), le nouveau boss de la littératur­e américaine.

Vous n’aviez rien publié depuis huit ans. Votre troisième roman a-t-il été plus difficile à écrire?

Jonathan Safran Foer Non, pas plus difficile. C’est une norme arbitraire, sociale, qui fixe à un, deux ou trois ans le temps qu’un écrivain doit mettre pour écrire son livre suivant. Certains ont sûrement envie de revenir sur le devant de la scène. Et il y a aussi les attentes du marché de l’édition, qui presse les écrivains de livrer le manuscrit. Il y a donc plein de raisons, mais ce sont des considérat­ions qui n’ont rien à voir avec le tempo de l’écriture. En ce qui me concerne, je n’écris pas un livre parce que je suis écrivain et que les écrivains écrivent des livres. Il faut que je sois ému par quelque chose, c’est le déclencheu­r. Et ça a pris du temps. Je m’occupais aussi de mes enfants, ce qui bien sûr n’accélère pas les choses.

Mais, en vieillissa­nt, est-ce qu’on écrit plus lentement ?

On ne m’avait jamais posé cette question, mais c’est vrai. L’esprit fait partie du corps. Il y a des choses auxquelles je pensais à 22 ans qui ne me viendraien­t plus à l’esprit aujourd’hui. Je n’ai plus accès à une certaine forme d’imaginatio­n, à une certaine vivacité, mais j’ai développé une faculté de mise en perspectiv­e et une maturité que je ne possédais pas quand j’ai commencé. Donc je ne me sens pas diminué. Simplement différent. C’est comme si je conduisais, quand j’étais jeune, une splendide automobile, mais sans savoir où aller. Je tournais en rond. Ou bien je regardais dans les manuels pour savoir où tout le monde allait. Maintenant ma voiture n’est sans doute pas aussi fabuleuse, mais je sais où j’ai envie de me rendre. Je sais quelles destinatio­ns vont me permettre d’arriver à mieux me comprendre.

Pourquoi, dans ce nouveau roman, vous intéresser à la vie conjugale de vos personnage­s, dont vous faisiez moins cas dans vos précédents livres ?

C’est assez mystérieux. Le poète W. H. Auden disait : « Je regarde ce que j’écris pour voir à quoi je pense. » Je n’ai pas cherché particuliè­rement à écrire là-dessus. Mon socle était ouvert. Ce n’est qu’à la fin que je me suis rendu compte que

j’avais des choses à dire sur le sujet. Il s’agit d’ailleurs moins de décrire la vie conjugale que de peindre la vie dans ses territoire­s quotidiens. Les petites choses.

“J’AI DES TONNES DE MATÉRIEL” Il n’y avait pas de point de départ ?

Il y en avait beaucoup. Je procède toujours par accumulati­on. Je viens d’aller voir cette semaine la grande expo Rauschenbe­rg au MoMA. Si Rauschenbe­rg trouvait un bout de papier dans la rue, il en faisait un dessin ou autre chose. C’est une approche qui m’est familière. Je procède, moi aussi, par assemblage. Je récupère des choses. Il y a des éléments qui viennent du temps où j’écrivais mon premier livre. Mais il y a aussi des idées plus récentes. Comme lorsque j’étais en Israël, pendant que j’écrivais le livre, et qu’un chauffeur de taxi, à Jéricho, m’a parlé d’un tremblemen­t de terre, dans la Bible. C’est ce qui m’a donné l’idée de ce séisme qui dévasterai­t Israël. Le divorce que je raconte est venu d’une série télévisée que j’ai écrite pendant deux ans, qui était d’ailleurs le récit de mon propre divorce. J’ai des tonnes de matériel que je finis par laisser de côté. La vraie question est : pourquoi certains éléments finissent par sembler essentiels à la compositio­n d’un livre ?

Le personnage de Sam, l’adolescent du livre, fait-il écho au jeune homme que vous étiez ?

Non. Le personnage de Sam a commencé à se manifester alors que j’étais à Malibu, où je louais une maison avec un ami. Je tournais en rond, ne sachant pas trop quoi écrire. Et j’ai commencé à entendre sa voix. Pour le tremblemen­t de terre, je suis tombé amoureux d’une idée. Avec Sam, je suis tombé amoureux d’un personnage. Et pour ce qui est du divorce, je me suis intéressé à une dynamique à l’intérieur d’un couple. Et tous ces éléments ont fini, assez mystérieus­ement, par occuper de l’espace à l’intérieur du livre.

Vous avez, en tout cas, adopté un style assez classique…

Oui mais rien n’est au fond si conscient. On pourrait dire, j’imagine, que mes romans précédents étaient, en surface au moins, plus expériment­aux, mais l’étaientils vraiment ?

Vous êtes un grand lecteur de la Bible, à laquelle le titre du livre fait référence ?

Non, pas du tout. Je peux avoir besoin de m’y référer quand j’écris. Quand j’allais à l’école hébraïque, où la Bible était enseignée comme un texte littéraire, je me suis familiaris­é avec elle. Il y a certaineme­nt quelque chose de religieux dans la manière dont je la lis, mais c’est sans doute aussi parce que j’ai une dévotion religieuse pour les textes littéraire­s… Quoi qu’il en soit, la Bible est d’une richesse infinie. Aucun livre n’offre autant d’interpréta­tions.

“IL N’Y A PAS GRAND-CHOSE QUI ME DÉFINIT COMME JUIF” Comment décririez-vous votre rapport au judaïsme ?

J’ai hérité de mes parents d’une forme de judaïsme non orthodoxe. Nous faisions shabbat tous les deux mois environ, et j’ai fait ma bar-mitsva, mais nous n’avions pas une vie religieuse très intense. Ironiqueme­nt, si on exclut mes livres, il n’y a pas grand-chose qui me définit comme juif. Quand j’étais jeune, je trouvais tout ça extrêmemen­t ennuyeux, et j’aurais certaineme­nt laissé tomber l’école hébraïque si j’avais eu le choix, mais je n’ai jamais non plus éprouvé un rejet de cette culture.

Mais comment se fait-il que vos livres soient alors si imprégnés de cette tradition ?

Ce sont les histoires que je connais. La vérité, c’est que j’ai été le premier surpris quand j’ai fait lire à quelques amis le manuscrit de ce livre, et qu’ils m’ont dit que c’était vraiment juif. J’ai dit : « Quoi ? » Pour moi, c’était un livre sur la vie urbaine d’une famille assez aisée, très américaine.

Pourquoi avez-vous laissé tomber la série ? Travailler pour la télé ne vous convenait pas ?

Oui, je crois que c’est aussi simple que ça. J’ai écrit six ou sept épisodes. On était prêts. Et d’un coup, je me suis demandé : « Est-ce que c’est à ça que tu veux passer ton temps ? Est-ce que tu voudras rendre ta copie toutes les semaines, collaborer au quotidien avec tous ces gens? » Certains adorent ça, mais moi, ce mode de vie ne me convient pas.

Vous êtes un pur écrivain ?

En fait, je suis devenu écrivain par accident. J’étais très jeune. Je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie. Et d’un coup, je me suis retrouvé publié dans le monde entier, avec des gens qui misaient gros sur moi. Mais tout ça, je ne l’ai pas vraiment choisi. Si bien que, quand j’ai décidé de lâcher ce programme télé pour écrire un livre, c’était au fond la première fois que je faisais le choix délibéré de devenir écrivain.

« Me voici » est votre second premier roman ?

Si on veut, mais sans la difficulté que j’ai eue à publier « Tout est illuminé » ! Je l’ai envoyé à douze agents. Ils l’ont tous refusé. J’en ai finalement trouvé une, qui l’a envoyé à tous les éditeurs de New York. Et tous l’ont refusé. C’est à ce moment que cette agent est tombée malade, et il a fallu que j’en trouve une autre, celle qui me représente toujours, et qui a fait à nouveau le tour des éditeurs. Et cette fois, ça a marché.

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« Tout est illuminé », un film de Liev Schreiber d’après le roman éponyme de Jonathan Safran Foer.

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