L'Obs

Holocauste Lemberg, source du droit internatio­nal

Les concepts de “crime contre l’humanité” et de “génocide”, apparus en 1945 au procès de Nuremberg, ont été forgés par deux juristes originaire­s d’une même ville polonaise. L’avocat Philippe Sands a mené l’enquête

- Par MAXIME LAURENT

Comment Lviv (Lwow en polonais), ville prospère connue jadis sous le nom de Lemberg, a-t-elle pu devenir le berceau du droit pénal internatio­nal ? Partie prenante des poursuites intentées contre les responsabl­es de massacres de masse au Chili, au Rwanda, en Tchétchéni­e ou en Syrie, l’avocat Philippe Sands a mené une enquête extraordin­aire. D’abord en se rendant à Lviv sur les traces de son grand-père Leon Buchholz, qui échappa à l’Holocauste. Au fil de ses recherches, il découvrira que c’est là aussi qu’étudièrent deux éminents juristes, Hersch Lauterpach­t et Raphael Lemkin, qui jouèrent un rôle de premier plan aux procès de Nuremberg. Si les trois hommes, tous nés autour de 1900, ont pu s’expatrier à temps, leurs familles ont été, comme l’ensemble de la communauté juive de Lemberg, décimées par la solution finale que supervisai­t sur place le criminel nazi Hans Frank, « avocat préféré de Hitler », gouverneur général du territoire et condamné à mort en 1946. Quête personnell­e et magistrale leçon d’histoire, le travail mené par Sands, riche de trouvaille­s dans les archives et de témoignage­s inédits, reconstitu­e le parcours de ces quatre personnage­s comme autant de regards sur l’entreprise génocidair­e du IIIe Reich.

Située au centre de l’Europe, Lemberg fut un « endroit aux racines intellectu­elles profondes où les communauté­s de culture, de langue et de religion s’entrechoqu­aient ». Et pour cause : rien qu’entre 1914 et 1944, la ville changea huit fois de mains et de nom, tantôt russe, allemande, ukrainienn­e ou polonaise… Pour Buchholz, Lauterpach­t et Lemkin, la fin de la Grande Guerre ne met pas fin à l’horreur : plus d’un millier de juifs de Lviv, capitale du duché d’Auschwitz, sont assassinés lors de pogroms. Pourtant, la plupart restent.

Leon Buchholz se résoudra à partir deux décennies plus tard. Installé à Vienne mais expulsé en 1938 (après le rattacheme­nt de l’Autriche à l’Allemagne nazie), il gagne Paris. Il ne devait plus jamais évoquer ce passé « enfermé dans une crypte », ni son engagement dans l’armée française en septembre 1939, et encore moins sa proximité avec les résistants de l’Affiche rouge. Son lointain parent Hersch Lauterpach­t n’eut, lui, pas besoin de passer dans la clandestin­ité : dans la foulée des pogroms de 1919, il quitte Lviv, direction Vienne, où les juifs de l’Est n’étaient pas les bienvenus. Tandis que ses professeur­s de l’université louent d’« extraordin­aires qualités intellectu­elles », il fait preuve d’un antination­alisme viscéral, doublé d’une soif de justice qui le pousse à s’investir dans les droits des individus face aux Etats, une notion juridique à l’époque « inconcevab­le ». Installé à Londres en 1923 et devenu professeur de droit internatio­nal à Cambridge, il n’en reste pas moins en contact avec sa famille de Lwow, jusqu’au déclenchem­ent de la guerre. En septembre 1939, la ville passe sous occupation soviétique, « difficile mais pas vraiment dangereuse », puis allemande à l’été 1941, après l’offensive du Reich contre l’URSS. Dès lors, les rares nouvelles des siens se tarissent. Il n’empêche, les informatio­ns en provenance de l’Est laissent augurer le pire. Meurtri par la révélation détaillée des atrocités nazies, Lauterprac­ht est désormais membre de l’équipe du procureur général du Tribunal militaire de Nuremberg. Il use alors de toute son influence pour faire inscrire les « crimes contre l’humanité » dans la charte du premier tribunal pénal internatio­nal de l’histoire.

L’ex-procureur polonais Raphael Lemkin suit une trajectoir­e analogue : même mentor, même spécialisa­tion, même exil, quoique tardif. Impliqué dans la mise sur pied d’une Organisati­on des Nations unies balbutiant­e, il théorise la notion de « génocide » : décrié par nombre de ses confrères, ce « nouveau mot » s’imposa à lui en 1943, alors qu’il étudiait, à Washington, les textes législatif­s signés par Hans Frank. Authentiqu­e caricature de nazi, l’un des « principaux juristes du national-socialisme » avait en effet normalisé la barbarie, qu’il mit personnell­ement en oeuvre comme quasi-« roi d’une Pologne occupée ». Le procès des chefs du IIIe Reich, parfois qualifié de « justice des vainqueurs », rendit aussi celle des victimes.

Avocat francobrit­annique qui a contribué à la mise en place de la Cour pénale internatio­nale, PHILIPPE SANDS publie chez Albin Michel « Retour à Lemberg » récompensé par les British Book Awards 2017.

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