Business ManoMano à la pointe du bricolage
Deux trublions mettent le bazar au rayon bricolage, un secteur encore peu touché par la révolution numérique. Et ils cartonnent
L’histoire débute il y a plus de quatre ans à la machine à café d’un fonds d’investissement. Philippe de Chanville et Christian Raisson, 37 et 48 ans, tous deux diplômés de l’Edhec, sont alors directeurs de participation chez Otium et s’ennuient sec dans la finance. Même allure sportive, manches retroussées, sans cravate, les deux collègues prennent l’habitude, le lundi, d’échanger des tuyaux sur leurs prouesses du weekend. Rien de grivois dans les discussions de ces pères de famille, quatre enfants chacun. Le premier vient d’acheter un appartement en banlieue parisienne et le rénove de fond en comble : « J’avais promis à ma femme qu’en trois mois et quelques coups de peinture, tout serait fini. Mais j’ai finalement refait tous les circuits de plomberie et d’électricité. J’ai même changé la cuisine de place… », dit-il en exhibant des photos de
cloisons en « Placo ». Le second retape une vieille maison en Charente. Dans la galerie de son téléphone portable, zoom sur les travaux de sa charpente ou la pose de joints de carrelage… « Pendant presque un an, on s’est raconté nos déboires, nos histoires de fuites d’eau et de soudures qui lâchent… », s’amuse Philippe de Chanville. « On se parlait aussi beaucoup de nos frustrations, de la difficulté quand on est bricoleur à trouver des produits spécifiques, et à bon prix », précise Christian Raisson dans un style plus marketing.
De fil en aiguille, les deux collègues se mettent à rêver d’un lieu où scies sauteuses, plaques de plâtre BA13 et autres bacs à douche en résine satisferaient sans attendre – en un clic, à prix serré et à domicile – à leurs désirs de créativité manuelle. Une double démission en juillet 2012 et trois levées de fonds plus tard, les voilà à la tête de ManoMano, une place de marché spécialisée en bricolage et jardinage qui s’apprête à réaliser en 2017 un chiffre d’affaires de plus de 250 millions d’euros (en croissance de 200% par rapport à 2016), emploie 150 collaborateurs et s’adresse à 2 millions de clients en France, Belgique, Espagne, Italie, Grande-Bretagne et Allemagne.
« Il s’agit d’une des plus belles entreprises de notre portefeuille : l’une des futures stars d’internet ! Et personne ne l’a vue émerger », s’enthousiasme Philippe Colombel, codirigeant du fonds Partech Ventures, qui les suit depuis un peu plus d’un an. Il y a deux semaines, General Atlantic, un fonds américain présent au capital d’entreprises comme Snapchat, Uber, Deliveroo, Buzzfeed…, vient aussi de mettre 60 millions d’euros sur la table pour les aider à accélérer leur croissance en Europe. Il s’agit de leur premier investissement en France depuis douze ans !
La recette du succès ? Elle est visible sur leur site internet. ManoMano aligne 5 315 sortes de tournevis, 1 650 marteaux ou maillets, 427 modèles de WC suspendus. Et même 48 bidets... « Les grandes enseignes de bricolage proposent environ de 30 à 50 000 références sur le web [150 000 pour le leader Leroy Merlin, NDLR]. Nous, c’est 1,2 million », se vante Philippe de Chanville. L’idée judicieuse des deux fameux mais discrets bricoleurs est d’avoir monté une place de marché et non un site de vente en ligne. Pas de logistique à mettre en place, pas d’entrepôts ni de stocks à gérer, pas de magasins géants aux loyers exorbitants et aux frais de personnel ad hoc, pas de livraison à opérer. Le modèle est souple et extensible à loisir. Ils ne font qu’accueillir des vendeurs, voire des industriels (comme Saint-Gobain) sur leur plate-forme. Ils mettent en valeur et savent référencer leurs articles en un temps record et sans fausse note, mais ne s’occupent pas du reste : « Nous sommes avant tout une
entreprise “tech” qui gère de la data », martèlent-ils en précisant que leur modèle se serait écroulé s’ils n’avaient pas réussi – au bout de six mois de discussions – à convaincre la Banque de France (l’ACPR) de leur donner le droit d’encaisser de l’argent pour un tiers. Une possibilité qui n’existait pas encore en France mais sur laquelle repose leur entreprise. Ce sont eux en effet qui sécurisent les transactions entre le vendeur et le client, le compte de ce dernier n’étant débité qu’au moment où il reçoit son article.
Maîtrise financière, puissance de l’algorithme, exploitation fine de la data, recrutement récent de pointures formées à l’école Amazon… ManoMano est indéniablement une place de marché efficace. Mais pour le conseil ? Le toucher du produit ? La fameuse « expérience client » dans un secteur aussi manuel ? Les deux chefs d’entreprise ont réponse à tout : leur offre est sélective, affirment-ils, et chaque produit est noté par leurs clients, avec des étoiles comme sur Trip Advisor ou Uber. « Bonne prise en main », « impeccable sauf la vitesse de coupe, trop lente », « machine un peu lourde mais très efficace », peut-on lire parmi la quinzaine d’avis accompagnant un modèle de scie sauteuse pendulaire d’une marque peu connue en France. Pragmatiques, les deux compères n’hésitent pas à rémunérer des « professionnels du bricolage », dont ils ont testé les compétences, pour donner des conseils et ils ont créé il y a un an le site de services en ligne SuperMano, où 1 500 bricoleurs dûment sélectionnés sont prêts à vous aider, sur devis, à retaper votre masure. Une fois que vous aurez fait vos emplettes sur la plate-forme de la maison, bien entendu…
Sur ces bases solides et un terrain encore vierge, ManoMano a pu avancer ses pions en toute discrétion. Seul frein à son développement, le recrutement : 50 postes sont actuellement à pourvoir. « Le secteur du bricolage n’est pas très sexy. Il attire peu les nouvelles générations », supputent-ils en espérant que leur futur déménagement (le 4e !) dans un immeuble parisien « rien qu’à eux », sur 4 niveaux avec terrasse, salle de sport et atelier, les aidera à y parvenir. « On pourra monter à 350 ! », assurent-ils, impatients. « Ils ont eu une super idée dans un secteur où il y avait presque tout à faire. Ils ont aussi, en plus de ce profil financier qui permet de tenir sur la durée, une vision marketing », résume Denis Fayolle. Le cofondateur de La Fourchette.com, aujourd’hui business angel, a investi il y a deux ans « un peu d’argent et beaucoup de temps » dans leur projet. Sûr de son coup.
LES SUEURS FROIDES DES MASTODONTES
Pourtant, en France, la concurrence est rude dans le secteur. Les grandes surfaces de bricolage – des mastodontes qui alignent des magasins allant jusqu’à 17 000 m2 – y ont pignon sur rue, depuis près d’un siècle pour le leader nordiste Leroy Merlin. Cette enseigne, suivie de près par l’anglais Kingfisher (Castorama et Brico Dépôt) puis Bricomarché (Les Mousquetaires) en cours de fusion avec Mr. Bricolage, se partagent l’essentiel (90%) d’un gâteau de plus de 25 milliards d’euros. Minés par une consommation atone depuis plusieurs années, ils commençaient enfin à profiter d’un léger regain de croissance (plus 2% en 2016). L’arrivée de ce jeune concurrent leur donne aujourd’hui des sueurs froides : « Pour l’instant, le commerce en ligne représente à peine 6% du secteur, c’est assez confidentiel. Mais l’arrivée de ces “pure players” oblige les grands distributeurs à retravailler leur offre et leurs prix », reconnaît Jean-Eric Riche, président d’Unibal (Union nationale des Industriels du Bricolage). « Et je peux vous assurer qu’ils travaillent dur ! » Et innovent : Leroy Merlin propose cours de bricolage, location d’outillage, mise en relation avec des professionnels indépendants via la plate-forme internet Frizbiz. Et dans un mois, il inaugurera TechShop, un atelier participatif avec imprimantes 3D et machines industrielles pour permettre aux innovateurs de la Station F, le plus grand incubateur de start-up français installé dans le 13e arrondissement de Paris, de faire des prototypes.
“ILS ONT EU UNE SUPER IDÉE DANS UN SECTEUR OÙ IL Y AVAIT PRESQUE TOUT À FAIRE” DENIS FAYOLLE, COFONDATEUR DE LA FOURCHETTE.COM