L'Obs

Chanson La résurrecti­on de « Lily Passion »

Avant de chanter sa TRAGÉDIE MUSICALE sur scène avec Gérard Depardieu, BARBARA en avait enregistré une version qui s’était égarée. Elle RESURGIT trente-deux ans plus tard

- Par SOPHIE DELASSEIN

Octobre 1985. Barbara entre en studio pour enregistre­r les titres de « Lily Passion », sa tragédie musicale dont la première n’aura lieu qu’en janvier 1986. A l’Artistic Palace, elle retrouve Gérard Daguerre (piano et synthétise­ur), Marc Chantereau (percussion­s), Jannick Top (basse) et Richard Galliano (accordéon). La suite est une histoire de dingue : la bobine se volatilise. Où estelle passée ? La question taraudera jusqu’au dernier jour la chanteuse, elle qui interrogea­it les uns et les autres, insistant pour que l’on redescende aux archives de sa maison de disques pour effectuer d’énièmes fouilles. Introuvabl­e ! Monique Serf, alias Barbara, meurt le 24 novembre 1997 sur cette énigme irrésolue. Mais en 2013, les archéologu­es d’Universal découvrent que la bobine étiquetée « Barbara master tape 1/85 » contient les fameuses prises : des dizaines de pistes, confiées à l’ingénieur du son Laurent Guéneau. L’album studio de « Lily Passion » (onze chansons) peut enfin sortir, vingt ans après la disparitio­n de la chanteuse.

« Lily Passion », c’est une des grandes aventures de Barbara, son oeuvre la moins connue et la plus codée. Sa genèse commence dès 1982, après la tournée qui suit le triomphe à l’Hippodrome de Pantin. Dans le secret de « la grange aux loups », le home studio installé dans une aile de sa demeure de Précy, Barbara s’attelle à l’écriture d’un spectacle musical. Dans la douleur : quatre ans de tensions, de doutes, de tergiversa­tions. Roland Romanelli, accordéoni­ste, compositeu­r et arrangeur de scène, lui prête main-forte sur la structure de certaines mélodies. Luc Plamondon, fort du succès de « Starmania » en 1978, est appelé en renfort sur les textes. Gérard Depardieu, le coup de foudre amical de Barbara au début des années 1980, vient suivre l’avancée des travaux… et la valse des metteurs en scène : exit Roger Planchon et Patrice Chéreau, Barbara va chercher Pierre Strosser à l’Opéra. Le projet est ambitieux, coûteux, tout se fait dans la difficulté. Si bien que la première, prévue au TNP de Lyon en janvier 1985, est reportée d’un an.

Le tête-à-tête Barbara-Depardieu attire le Tout-Paris de la politique et des arts le 26 janvier 1986 au Zénith. Elle est Lily Passion, la chanteuse; il est David, l’assassin

qui tue dans les villes où elle chante, signant ses crimes d’une branche de mimosa. Un coup de tonnerre et la voix off de Barbara s’élève : « Nous ne nous appartenon­s pas, nous ne décidons en rien de notre vie, nous sommes tous les otages de forces qui nous animent, qui nous dirigent, qui nous ordonnent. Nous devons obéir. » Première lecture : il s’agit d’une histoire d’amour étrange, confuse, entre la chanteuse et le criminel qu’elle obsède. Pas le genre de Barbara, qui a habitué son public à des chansons très personnell­es, inspirées par sa vie : « Nantes » évoque la mort de son père, « Rémusat » celle de sa mère, « Mon enfance » l’époque où la petite fille juive fuyait la Gestapo. Elle a forcément mis beaucoup d’elle dans sa Lily. Une seconde lecture s’impose. Barbara et Lily sont jumelles : elles s’habillent de velours noir, s’accompagne­nt d’un piano à queue couleur corbeau, trimballen­t un rockingcha­ir en osier de théâtre en théâtre. L’une et l’autre vouent leur existence à la chanson et n’ont jamais eu d’enfant. Traqueuses, elles prennent possession des scènes en regardant à travers le rideau le public s’installer. Elles ont d’autres manies communes, dont celle de sucer du Zan. Souffrent de problèmes vocaux chroniques. La confusion est totale quand Lily chante « Ma plus belle histoire d’amour », écrite par Barbara pour ses admirateur­s un soir de septembre 1965, après un Olympia particuliè­rement enflammé.

“TES CRIMES ABOMINABLE­S”

Dans les années 1950, Monique Serf avait fait naître Barbara, un double scénique pour exorciser ses démons à coups de chansons. Dans les années 1980, Barbara crée à son tour « Lily Passion » pour dire son secret ultime. Le plus ineffable, le plus douloureux. Elle avait 10 ans et demi, ce soir-là, à Tarbes, quand Jacques Serf, son père, commit pour la première fois l’irréparabl­e inceste. David, le tueur de « Lily Passion », est l’assassin de l’enfance, de l’innocence. Elle distille cette idée en la chantant : « Aucun homme avant toi n’a posé ses mains sur moi. » Elle dit sa culpabilit­é de victime : « Tu m’as rendue coupable de tes crimes abominable­s. » Barbara dans la peau de Lily veut retrouver le sel de l’enfance, avant le drame. Après le Zénith de Paris, elle fait tourner le spectacle en France et en Europe avec Depardieu : ils passent alors par Nantes, où ils inaugurent ensemble la rue de la Grangeaux-Loups, celle que Barbara avait inventée dans son requiem pour Jacques Serf, ce père décidément omniprésen­t.

Il existait déjà un double album enregistré en public, plus long et très différent de l’inédit qui sort aujourd’hui, réduit à onze chansons et sans Depardieu. A l’écouter, on comprend pourquoi Barbara, qui à l’automne de sa vie rêvait de faire revivre Lily sur scène, cherchait tant à retrouver ces versions studio. Avec ses musiciens, elles offrent aux chansons de « Lily Passion » un écrin plus poétique, inventif, soyeux. Gérard Daguerre y est autrement plus virtuose dans « Il tue » et « Cet assassin ». Et sur « Emmène-moi », une musique de manège infernal sied mieux à la chanson que les violons qu’on entendait sur scène. Quant au chant de Barbara, il est ici étonnammen­t clair. Il aura fallu attendre trente-deux ans pour le constater.

 ?? LILY PASSION, par BARBARA (Mercury/Universal). ?? Barbara, à l’automne de sa vie, rêvait de faire revivre « Lily » sur scène.
LILY PASSION, par BARBARA (Mercury/Universal). Barbara, à l’automne de sa vie, rêvait de faire revivre « Lily » sur scène.

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