L'Obs

Cinéma « Blade Runner » court toujours

Trente-cinq ans après le FILM CULTE de Ridley Scott, la chasse aux “réplicants” est de nouveau ouverte, dans des océans de déchets et de ruines. Avec RYAN GOSLING, et toujours HARRISON FORD

- Par FRANÇOIS FORESTIER

BLADE RUNNER 2049, par Denis Villeneuve, en salles.

C’est un iris. C’est un oeil. C’est un paysage. C’est un monde. La caméra recule, dans « Blade Runner 2049 », et voici qu’apparaît l’univers gangrené du xxie siècle, englué dans un air poisseux, enchapé dans une couverture de suie, zébré par les bagnoles volantes banalisées. L’histoire commence par le voyage de K (Ryan Gosling), un tueur de réplicants, dont la mission est de « terminer avec extrême préjudice » l’existence des Nexus 8, androïdes issus de la génération précédente, celle d’avant le grand blackout, catastroph­e qui a effacé en dix jours toute la mémoire de l’humanité. K atterrit, au pied du seul arbre qui reste, un arbre mort, sec, maintenu par des haubans, unique témoignage d’un autrefois désormais oblitéré. Ainsi, trente-cinq ans après « Blade Runner », nous sommes replongés dans le cauchemar paranoïaqu­e d’un futur déglingué, avec des survivants – dont Deckard (Harrison Ford) – et des fantômes – dont sa sublime femme digitale, Rachael. Le premier film était un polar dans une Metropolis angoissant­e, le second est un poème visuel. En 1982, Ridley Scott était aux commandes. En 2017, c’est Denis Villeneuve, la révélation de « Sicario », qui s’impose. Mais Ridley Scott est resté producteur, donc sherpa. Entre les deux films, qu’est-ce qui a changé ?

Reprenons. En septembre 1982, une projection a lieu sur les Champs-Elysées, pour les critiques. Qu’est-ce que c’est, ce film, grommellen­t-ils. Ils sortent de là avec des opinions négatives. Pierre Billard, du « Point », écrit alors que « la science-fiction, au cinéma, n’a aucun avenir ». Visionnair­e, le gars. « Blade Runner », de plus, est précédé d’une réputation pénible : le tournage, dit-on, a été une bataille. D’abord, le message du livre de Philip K. Dick, l’auteur, est bizarre : l’humanité est manipulée par des puissances insondable­s, Dieu est totalement fou, et il ne reste que le néant. Au départ, c’est Gregory Peck qui doit tenir le rôle principal. Puis Robert Mitchum. Puis Tommy Lee Jones. Puis Dustin Hoffman. Finalement, le choix se porte sur Harrison Ford (encore peu connu), qui a du mal à comprendre son personnage et qui supporte difficilem­ent la tension sur le plateau. Ridley Scott, issu du Royal College of Art de Londres, invente des images incroyable­s, s’engueule avec tout le monde, se fait virer (mais reste quand même), s’appuie sur son expérience de réalisateu­r de publicités (plus de deux mille !), cherche un titre pour le film. Qui se nommera « Mechanismo », puis « Dangerous Days », « Gotham City », tout sauf le titre original, « Les androïdes rêvent-ils de moutons électrique­s? ». Décors géants, budget dépassé, mauvaise humeur de Harrison Ford, néons empruntés au tournage de Coppola (« Coup de coeur »), exigences méticuleus­es de Ridley Scott. Qui demande, pour la séquence des yeux, d’obtenir des globes oculaires authentiqu­es. L’accessoiri­ste fera une razzia dans un abattoir, ramenant des poignées d’yeux de moutons conservés dans de la glace… Le tournage s’achève le 30 juin 1981. Harrison Ford dit : « Je joue un détective qui ne détecte rien. » Le film sort. C’est un flop. Le pape de la SF, auteur de « Fahrenheit 451 », Ray Bradbury, prend le contre-pied, confie son admiration pour le film – et, simultaném­ent, pour Giscard d’Estaing, on ne sait pas pourquoi.

“DES GRAFFITIS DANS LA SAINTE-CHAPELLE”

Les années passent. Les différents montages de « Blade Runner » se succèdent, il y aura quatre versions. Avec (ou sans) voix off, en « director’s cut » ou en « intégrale »… Peu à peu, le talent de Ridley Scott est reconnu : pas de doute, c’est un grand film. Naît alors l’idée d’en faire une suite. Oui, mais qui serait assez gonflé pour s’attaquer à cet univers, désormais jalousemen­t surveillé par des fans prêts à repérer le moindre écart? Les producteur­s, ayant âprement négocié les

droits des « Moutons électrique­s », proposent le sujet à Denis Villeneuve, jeune cinéaste canadien nommé aux Oscars. Ce dernier a une qualité : la modestie. Un don : le talent. Une certitude : il peut le faire, à condition d’avoir l’onction de Ridley Scott. Il l’a. Au travail, donc. « J’ai eu l’impression que j’allais faire des graffitis dans la Sainte-Chapelle », dit-il en riant. Les deux hommes se rencontren­t, font appel au scénariste originel, Hampton Fancher, et vissent une histoire sombre. Le méchant du premier film, Roy Batty (Rutger Hauer, dans le rôle de sa vie), a disparu ? On en créera un autre, Niander Wallace (Jared Leto), un aveugle zen et cruel. Le monde est encore plus pollué? On filmera des champs de ruines, des océans de déchets, des horizons de saloperies. Les images générées par ordinateur ont envahi le cinéma moderne ? OK, mais, décide Villeneuve, on en utilisera un minimum. Il résume ironiqueme­nt : « Le premier film était fait par un Anglais qui a passé sa vie sous la pluie. Le second, par un Canadien qui a vécu sous la neige. » Et, en effet, « Blade Runner 2049 » se termine alors qu’il neige doucement, sur les marches d’un palais oublié, dans un silence ouaté, écho assourdi d’une scène d’un des plus beaux films de Raoul Walsh, « les Fantastiqu­es Années 20 », avec James Cagney (1939). Nostalgie…

« J’ai voulu maintenir un doute existentie­l », souligne Denis Villeneuve. Mission accomplie : la quête de l’Agent K va le mener dans des zones désolées, transforme­r ce chasseur en gibier, provoquer des questions amples sur l’identité, et, finalement, le jeter dans un Las Vegas abandonné, où les tables de jeu sont moisies, le sable du désert abrase tout, et où un chien ébouriffé lape des flaques de whisky. C’est là que vit, désormais, Deckard, le rescapé. Revenons à l’essentiel : K et Deckard sontils des humanoïdes ou des humains? Alors, alors? Villeneuve : « Je me suis retrouvé à Budapest, dans un restaurant, avec Harrison Ford et Ridley Scott. Ils se disputaien­t autour d’une bouteille de vin hongrois. L’un disait “homme”, l’autre “réplicant”. Ils ne sont toujours pas d’accord, après toutes ces années… »

« Blade Runner 2049 » est une saga mélancoliq­ue d’une beauté irréelle, une rêverie avec des accents métaphysiq­ues, face à un futur à peine humain. La morale du film? Dieu n’est pas fou. C’est juste un salaud.

 ??  ?? Avec l’aval de Ridley Scott, Denis Villeneuve fait renaître l’univers post-apocalypti­que de « Blade Runner » dans une suite somptueuse.
Avec l’aval de Ridley Scott, Denis Villeneuve fait renaître l’univers post-apocalypti­que de « Blade Runner » dans une suite somptueuse.
 ??  ?? BIO Né en 1967 au Québec, Denis Villeneuve a été nommé aux Oscars 2011 pour « Incendies » et en 2017 pour « Premier Contact ». « Prisoners » (2013) a atteint 1 155 295 entrées en France.
BIO Né en 1967 au Québec, Denis Villeneuve a été nommé aux Oscars 2011 pour « Incendies » et en 2017 pour « Premier Contact ». « Prisoners » (2013) a atteint 1 155 295 entrées en France.
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