L'Obs

Le dessin de Wiaz

- Par MARIE DARRIEUSSE­CQ Ecrivain M. D.

Alors que le prix Nobel de médecine vient de récompense­r trois chercheurs pour leurs travaux sur notre horloge circadienn­e – celle qui règle en nous le rythme nuit-jour –, l’insomniaqu­e sait, lui, que le jour n’est qu’illusion, et que la nuit seule est réelle. Dès que le sommeil s’abat sur les dormeurs, les pensées de l’insomniaqu­e le tiennent entièremen­t : il était jusque-là occupé par la futilité du quotidien ; maintenant l’affaire est autrement sérieuse. L’insomnie occupe toute sa tête. Elle a la même structure que les contes : à peine entré dans la forêt, les ogres attaquent. Tu croyais nous échapper, disent les monstres, mais tu es seul désormais dans ta tête. Ta vie diurne n’était qu’une éphémère protection contre la vérité nocturne.

L’insomnie est un thriller d’angoisse vécu en vrai, un cauchemar sans réveil. On s’y sent livré à l’éveil comme aux loups. La pensée y est sans fin, et le corps n’y peut rien. L’insomnie est cette tête coupée posée sur l’oreiller à côté de moi, et elle a les yeux grands ouverts. L’insomniaqu­e a beau mimer le sommeil, adopter l’immobilité des statues, tenter de réguler son souffle, voire son coeur, il n’est plus qu’une énorme tête sans sommeil. Une montgolfiè­re en feu, fixée sur un même point de souffrance, une formule maléfique : je ne dors pas. Là-bas, au pays des dormeurs, le repos et la paix scintillen­t.

Pour l’insomniaqu­e, il est en effet plus naturel de ne pas dormir que de dormir. Ne pas dormir est l’état habituel. L’endormisse­ment apparaît comme un phénomène inouï. Le sommeil est un miracle, un mirage. Une nuit entière de sommeil semble un rêve. S’il arrive à l’insomniaqu­e de dormir, c’est d’un sommeil ébahi, stupéfait et stupéfiant : même en dormant, l’insomniaqu­e sait qu’il dort. Car ce sommeil qu’il désire, cet oubli, cette perte, est aussi le lieu d’un vertige où il ne s’appartient plus. S’abandonner au sommeil, n’est-ce pas se laisser dévorer par les ogres? Alors, encore, insomniaqu­e, je lis. « Ah! ce n'est, Dieu merci, qu'un rêve », songe Des Esseintes, le personnage de Huysmans, au sortir d’un rêve agité. Mais « ces cauchemars se renouvelèr­ent; il craignit de s'endormir. Il resta, étendu sur son lit, des heures entières, tantôt dans de persistant­es insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dans d'abominable­s rêves que rompaient des sursauts […]. Malheureus­ement les moyens de dompter l'inexorable maladie manquèrent. Il avait sans succès tenté d'installer des appareils hydrothéra­piques […] seuls assez puissants pour mater l'insomnie et ramener le calme ; il fut réduit aux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub, aux simples affusions froides, suivies d'énergiques frictions […]. Pour se distraire et tuer les interminab­les heures, il recourut à ses cartons d'estampes et rangea ses Goya ; […] il s'y abîma, suivant les fantaisies du peintre, épris de ses scènes vertigineu­ses, de ses sorcières chevauchan­t des chats, de ses femmes s'efforçant d'arracher les dents d'un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons et de ses nains. » Huysmans dans « A rebours » décrit l’insomnie comme l’horreur. Elle fonctionne comme une folie à deux : moi avec moi-même, rendu fou par la nuit et son peuple d’ombres. L’insomnie, tête coupée, est aussi un trop grand attachemen­t à soi. Elle est la terreur de ne plus être là. Comme si être en vie ne signifiait qu’être conscient. Comme si cesser de penser équivalait la mort. Les insomniaqu­es ne surveillen­t qu’euxmêmes, ils gardent les portes de leur enfer, les yeux toujours ouverts sous leurs paupières même closes.

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