La fracture
Sous le choc après le référendum d’indépendance du 1er octobre et la répression qui l’a accompagné, les Catalans redoutent d’être pris en otages par deux extrémismes : celui de Madrid et celui des séparatistes
I l regarde l’immense place de Sants plonger dans la nuit, les yeux remplis de larmes, adossé à son ambulance. « Ce soir, je suis triste. Tu comprends ce que cela signifie la tristesse, n’est-ce pas ? » Il n’a pas d’autres mots pour décrire ce qu’il a vu. Et il a vu l’impensable. Des centaines de policiers anti-émeute charger brutalement des citoyens qui n’avaient pour arme que leur cri, « Votarem! » (« Nous voterons! »). Foncer à coups de matraques et de boucliers dans les rangs serrés des électeurs, empoigner les vieux comme les jeunes et les jeter brutalement à terre, frapper, et même tirer à bout portant des balles de caoutchouc. Lorsque la Guardia Civil, la garde civile espagnole, s’est déployée à l’aube, ce dimanche 1er octobre, elle avait la consigne manifeste de cogner. De donner une leçon à tous ces Catalans qui défiaient l’autorité de Madrid en participant à ce référendum d’indépendance, décrété illégal par la Cour constitutionnelle. « Ce sont des scènes que j’ai vues quand j’étais enfant, quand Franco opprimait la Catalogne. Jamais je n’aurais cru revivre ça. » L’infirmier ferme les yeux pour chasser ces images.
Dans la mémoire des Catalans, la plaie de la guerre civile est encore vive. Le gouvernement espagnol vient de la rouvrir. Entre Barcelone et Madrid, la fracture est désormais béante. « Il ne s’agit plus seulement de rupture politique, c’est une cassure psychologique, morale, émotionnelle. Aujourd’hui, je ne suis plus sûr que la relation soit récupérable entre l’Espagne et la Catalogne », constate amèrement le philosophe Josep Ramoneda.
Pourquoi ce gouvernement d’un pays démocratique, membre de l’Union européenne, a-t-il lancé ses troupes sur ses propres citoyens? Pensait-il les décourager? Les provoquer pour justifier la répression ? Il ne s’attendait certainement pas à ce qu’ils lui opposent une telle résistance sans jamais répondre à sa violence. Ils ont fait preuve d’une mobilisation pacifique qu’un Gandhi n’aurait pas reniée. Pour contrer l’Etat espagnol, décidé à empêcher coûte que coûte ce référendum, ils ont rusé, joué au chat et à la souris. Madrid mettait sous scellés les bureaux de vote ? Nuit et jour, les Catalans ont occupé les écoles, les collèges où le scrutin devait se tenir, organisant des kermesses, des lectures, des spectacles pour justifier leur présence. Madrid saisissait des millions de bulletins de vote ? Des militants en faisaient fabriquer d’autres en douce, pendant la nuit, à Elne, village français des Pyrénées-Orientales, et les acheminaient clandestinement par des passeurs. Madrid cherchait à mettre la main sur les urnes? On les a fait venir de l’étranger, de Chine dit-on même, trois jours seulement avant le référendum pour les entreposer discrètement dans des containers sur le port de Barcelone.
Le jour même du vote, il fallait voir ces citoyens par centaines, avec leurs poussettes et même leurs déambulateurs, fermant et ouvrant leur parapluie au fil des caprices du ciel. A Barcelone, au collège Principe de Girona, les consignes s’échangeaient de bouche à oreille : « Asseyez-vous par terre si la police débarque, pas de violence »; « Ne partez pas une fois que vous avez voté, il faut tenir l’école toute la journée », comme s’il s’agissait d’une place forte. Dans toute la Catalogne, la même scène s’est répétée. Devant un bureau de vote du quartier de Congrés-Indians, Sandra, jeune ingénieur indépendantiste, est restée assise au milieu du carrefour avec des centaines d’autres électeurs jusqu’à l’annonce des résultats, à la nuit tombée, « pour protéger notre vote de la Guardia Civil qui voulait venir s’emparer de nos urnes ». Là où les policiers casqués ont fait irruption, les électeurs ont opposé une résistance passive. « On les a vus descendre de leurs camions. Ils devaient être au moins quatre-vingts. C’était délirant. Quand ils sont entrés dans le ministère de l’Education de la Generalitat [le gouvernement catalan], on a levé les bras en l’air sans rien dire et ils nous ont foncé dessus. » Jordi, 60 ans, a le nez fracturé par les coups de casque et de bouclier. Cet avocat fait partie des près de 900 blessés du 1er octobre. « Je suis allé à l’hôpital et ensuite j’ai porté plainte. Contre la Guardia Civil et le gouvernement espagnol. C’est un choc énorme. Nous avons totalement perdu confiance dans l’Etat. » Depuis, les Catalans se massent devant les casernes de la Guardia Civil aux cris de « Fascistes ! Hors de notre pays ! ».
En une journée, le gouvernement espagnol a réussi à liguer contre lui les Catalans, qu’ils soient pro ou anti-indépendantistes. Il est même parvenu à se mettre à dos les pompiers, qui se sont pris des coups de matraque alors qu’ils protégeaient des électeurs, et les Mossos d’Esquadra, la police catalane, qui non seulement les ont laissés voter mais ont même joué les sentinelles, venant les avertir à l’approche de la Guardia Civil. « Au final, quand
“CE SONT DES SCÈNES QUE J’AI VUES QUAND FRANCO OPPRIMAIT LA CATALOGNE. JAMAIS JE N’AURAIS CRU REVIVRE ÇA.”
vient le moment où tu te sens attaqué, ce n’est pas le oui ou le non qui est important, c’est de pouvoir donner ton opinion. Cela devient un objectif commun », résume Ricard, qui a glissé un bulletin blanc dans l’urne, alors que le matin encore il ne comptait même pas voter. Sa femme, Laura, a elle carrément basculé dans l’autre camp en l’espace d’une journée. « Je voulais voter non, j’ai finalement voté oui. Car je me sens à des années-lumière de la réaction de l’Etat espagnol et en aucun cas représentée par lui. Je pense que nous avons atteint un point de non-retour. » Ils sont restés devant le bureau de vote de Congrés-Indians, tous les deux serrés l’un contre l’autre, lui très grand, elle toute petite, jusqu’au dépouillement. « Le gouvernement espagnol ne se rend donc pas compte que ce qu’il a fait a provoqué exactement l’inverse de ce qu’il recherchait? On se sent tous blessés dans notre dignité. » Lorsque la foule a entonné l’hymne catalan à pleins poumons sous la pluie des bulletins de vote jetés en l’air, ils étaient encore là. « Ce que les Catalans ont de plus sacré, au-delà des options idéologiques de chacun, c’est leur conscience d’être un sujet politique et leur autonomie vis-à-vis du pouvoir central. C’est ce qui explique leur mobilisation massive contre la négation absurde de leur droit à voter », explique la politologue Judit Carrera.
Le véritable enseignement de ce référendum chaotique qui ne s’est certainement pas déroulé dans les règles de l’art, ce n’est pas le résultat final. Au fond, avec quelque 2 millions de Catalans qui se sont déclarés en faveur de l’indépendance sur 5,3 millions d’électeurs, un chiffre légèrement supérieur à celui du référendum informel de 2014, le sentiment séparatiste semble rester stable. Certes, des électeurs n’ont pas pu voter, d’autres ont vu leurs bulletins confisqués par la police. Mais ce que les indépendantistes ont surtout gagné, c’est la solidarité d’une immense partie de la Catalogne et du monde entier.
Désormais, c’est une nouvelle séquence qui s’ouvre. Et elle ne présage rien de bon. Le soir même du référendum, le Premier ministre espagnol, le conservateur Mariano Rajoy, et le président catalan, le séparatiste Carles Puigdemont, se sont tourné le dos. Saluant les forces de police qui « ont fait leur devoir », le premier a choisi de mépriser les indépendantistes : « Je ne retiendrai qu’une chose de cette journée : la preuve de la forteresse démocratique espagnole. Il n’y a pas eu de référendum, mais seulement une mise en scène. » Le second a décidé d’ignorer l’Espagne : « Nous avons gagné le droit d’avoir un Etat indépendant qui prenne la forme d’une République. » Le conflit politique entre la Catalogne et l’Espagne menace de sombrer dans l’irrationnel. « Ni Rajoy ni Puidgemont ne sont des hommes de dialogue. L’un et l’autre semblent opter pour la voie la plus dure. Une issue possible serait la convocation d’élections de part et d’autre. Mais cela me paraît improbable », s’inquiète le Madrilène José Juan Toharia, directeur de Metroscopia, l’un des principaux instituts de sondage espagnols. Les deux frères ennemis vont-ils commettre l’irréparable ?
Si le président catalan fonce tête baissée droit dans le mur en déclarant l’indépendance unilatérale de la Catalogne, il risque de faire voler en éclats l’union sacrée qui unit depuis dimanche les Catalans, au-delà des clivages idéologiques, dans le même sentiment d’indignation. Même les séparatistes sont nombreux à freiner des quatre fers. « Ce serait irresponsable ! Je suis pour l’indépendance avec un vrai référendum légal et 51% des voix! Mais en aucun cas dans l’état actuel des choses », s’exclame Adrià, qui porte pourtant sous son K-way un tee-shirt aux couleurs de l’Estelada, le drapeau indépendantiste frappé d’une étoile. La réponse de Rajoy risquerait d’être alors encore plus radicale. Il pourrait enclencher l’article 155, qui signifie la suppression de l’autonomie du gouvernement catalan. « Cela ne représenterait pas seulement une atteinte grave à la liberté en Catalogne mais dans toute l’Espagne », avertit Gerardo Pisarello. Le bras droit de la maire de Barcelone Ada Colau, l’ancienne figure de proue des « Indignés », se fait le porte-voix de tous ces Catalans qui ne supportent plus de se retrouver pris en étau. « Rajoy est aujourd’hui le premier ennemi de l’unité de l’Espagne. Il doit démissionner. Mais le gouvernement catalan risque de provoquer une réaction encore plus dure du gouvernement espagnol. Nous appelons de toute notre force à une médiation pour permettre que le droit des Catalans à décider de leur futur leur soit accordé. Ils sont 82% à réclamer un référendum légal. »
Lorsqu’ils sont arrivés, lundi matin, devant la porte brisée, défoncée à coups de matraque, les élèves de l’école Ramon Llull ont formé avec des pétales le mot « Paz » (Paix) sur le seuil. Les yeux gonflés, les traits tirés, Raquel a accompagné ses enfants en classe comme tous les jours. « Mais c’est impossible de faire comme s’il ne s’était rien passé. Hier, je me suis levée avec l’envie de pleurer. Le gouvernement espagnol a tout anéanti. Mais de l’autre côté, le gouvernement catalan n’a pas non plus fait évoluer son discours. Je veux vivre dans un pays où on me garantit la démocratie. »
Dès dimanche soir, à 22 heures, le gling-gling-gling assourdissant des casseroles a de nouveau tinté dans toute la Catalogne. Comme tous les soirs depuis des semaines. Dans les rues, aux balcons, les Catalans ont tapé longtemps sur leurs timbales de fortune. Fragile symbole de leur résistance.
“JE VOULAIS VOTER NON, J’AI VOTÉ OUI CAR JE ME SENS À DES ANNÉESLUMIÈRE DE LA RÉACTION DE L’ÉTAT ESPAGNOL.”