L'Obs

LES CONFIDENCE­S DE FRANÇOISE HÉRITIER

Après avoir célébré “le Sel de la vie”, la grande anthropolo­gue élève de Lévi-Strauss, féministe de la première heure, publie “Au gré des jours”, une évocation impression­niste et stimulante de ce qui l’a construite. Rencontre

- Propos recueillis par VÉRONIQUE RADIER

L orsqu’on franchit le seuil de sa porte, apportant au passage quelques bouffées du dehors, Françoise Héritier s’enquiert aussitôt avec un intérêt gourmand : « Quel temps fait-il aujourd’hui? » Clouée à son fauteuil par une maladie auto-immune, à 84 ans, elle déplore de ne plus parcourir et flairer le monde, mais celui-ci se bouscule à sa porte. La sonnette ne cesse de retentir dans son modeste appartemen­t d’un quartier populaire de Paris. Chercheurs, responsabl­es de revues savantes, amis se succèdent et patientent dans le petit salon orné de peintures, souvent des corps féminins, de tissus africains, aux étagères couvertes de livres. La maladie et l’âge n’ont pas entamé sa voix chantante et claire, au service d’une intelligen­ce limpide. « Je suis encore vaillante », écrit-elle avec une douce ironie dans son dernier livre « Au gré des jours ». Il fait suite à deux best-sellers dans cette même veine littéraire : « le Goût des mots », puis « le Sel de la vie », recueil en écriture libre de sensations, de souvenirs, tissant fil à fil la douceur d’exister. Cette chercheuse émérite, choisie par Claude Lévi-Strauss pour prendre sa suite, évoque les années qui formèrent la genèse de sa carrière et de son engagement. Comment l’étudiante en histoire-géographie – préparant une licence réservée aux femmes car celles-ci étaient alors jugées « insuffisam­ment armées intellectu­ellement pour les difficulté­s théoriques de certaines questions de géographie » – est entraînée par ses amitiés vers la philosophi­e puis vers l’ethnograph­ie par Lévi-Strauss. Comment elle s’émancipe du cocon familial, puis du pays natal pour conduire ses recherches en Afrique. Celles-ci lui permettron­t de révéler le rôle central qu’occupent le corps et ses humeurs dans la structurat­ion des sociétés, ainsi que la façon dont toutes s’organisent autour de la différence des sexes et de la domination masculine. Explorant les récits et les pratiques qui la fondent, elle a questionné sans relâche notre « adhérence aveugle » au monde tel qu’il se présente à nous.

Avec « le Sel de la vie », une fantaisie dites-vous, un « grand monologue murmuré » qui a connu un succès important, souhaitiez-vous apporter un peu de fraîcheur, de sensualité heureuse dans une époque que l’on dit dépressive?

Je n’avais pas en tête de rivaliser avec le quotidien et l’actualité. Les mots surviennen­t de façon éruptive comme une nécessité et puis, tout d’un coup, se tarissent comme une source et quelque chose s’est accompli. J’ai voulu rendre compte de cette forme de légèreté et de grâce que procure le simple fait d’exister, au-delà des préoccupat­ions, des sentiments forts, des engagement­s, ce petit plus qui nous est accordé à tous : le sel de la vie. Il y a eu ensuite une série de livres sur le même thème, une littératur­e feel-good. Je ne sais pas si je l’ai initiée mais, enfin, j’en serais assez fière. Son succès m’a beaucoup étonnée, j’ai reçu énormément de courrier. Des institutri­ces ont demandé à leurs élèves de raconter, en une ou deux pages, ce qui faisait le sel de leur vie. Elles m’ont envoyé des copies avec, de temps en temps, de beaux éclats de sensation pure comme celui de ce petit garçon : « J’aime quand mon papa me réveille en silence à 5 heures du matin et qu’on s’habille sans faire de bruit pour partir à la pêche. » N’est-ce pas délicieux? Apprendre aux enfants à reconnaîtr­e ces moments de vie, à dire ce qu’ils éprouvent.

« Au gré des jours» poursuit cette démarche. Vous y racontez également, pour la première fois, vos années de formation…

J’avais le plaisir de l’écriture, de choses qui venaient joyeusemen­t toutes seules. Je ne me suis pas réfrénée. Mes petites phrases courtes s’allongeaie­nt, devenaient des séquences de plus en plus importante­s et j’ai décidé de continuer en un récit flottant un peu comme un rêve, mais qui est la réalité de ma constructi­on d’adolescent­e et de jeune femme. Je n’ai pas voulu écrire une autobiogra­phie, c’est une espèce de promenade paresseuse, une déambulati­on à travers un réseau de relations intimes. J’ai essayé de faire comprendre ce que c’est que le passage à l’acte. J’entends par là le choix de devenir adulte, d’une certaine façon, en quittant la maison, puis le pays ensuite. Ce choix de privilégie­r les amitiés sur les autres liens. Non pas que j’aie négligé ma famille, bien sûr, mais j’ai entretenu les amitiés. Ce sont aussi les moyens de l’émancipati­on. C’est difficile de s’émanciper tout seul, sans

Professeur honoraire au Collège de France, ex-directrice d’études à l’EHESS, FRANÇOISE HÉRITIER est l’auteure de nombreux ouvrages, notamment « l’Exercice de la parenté » (Gallimard 1981), puis chez Odile Jacob « De l’inceste » (1994), « Masculin/ Féminin, la pensée de la différence » (1996), et « le Sel de la vie » (2012) qui vient d’être réédité dans une édition spéciale. Elle publie, le 18 octobre, chez le même éditeur, « Au gré des jours ».

avoir un minimum de ressources à l’extérieur, ne serait-ce qu’un regard amical ou une parole.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser à la condition féminine?

C’est étonnant à dire et j’espère que beaucoup de femmes accepteron­t de s’y reconnaîtr­e. Bien sûr, je savais que certaines choses m’étaient interdites de par mon sexe et cela me révoltait, mais je n’avais pas le sentiment de faire partie d’une espèce née pour être dominée. J’avais conscience que j’étais forte, que je pouvais être indépendan­te, que je pouvais travailler, réfléchir, réussir si je le voulais. Ma première révélation date de mes 7 ou 8 ans, pendant la guerre. Mes parents m’envoyaient pour les vacances dans des fermes en Auvergne qui appartenai­ent à des cousins de mon père, des oncles et tantes, histoire d’être bien nourrie. A table, je voyais mon cousin assis avec, en face de lui, ses principaux valets, puis ses fils et moi, la petite cousine. Sa femme et sa mère servaient à table, elles allaient chercher l’eau à la source, apportaien­t les plats mais ne s’asseyaient pas. Elles mangeaient ce qui restait, la carcasse du poulet, la tête, à leur faim sans doute, mais jamais les morceaux de choix, les cuisses ou les blancs. J’ai compris qu’il y avait une répartitio­n particuliè­re de la viande entre les sexes et cela m’a indignée. Je me souviens aussi des gravures d’Epinal qui représenta­ient les âges de la vie pour l’homme et la femme. A 50 ans, l’homme est au sommet d’une pyramide, bras écartés, le texte dit : « Le monde lui appartient », pour la femme : « Elle s’arrête, au petit-fils elle fait fête. » J’étais enfant, je ne comprenais pas. La femme s’arrêtait de quoi? Il m’a fallu longtemps pour comprendre qu’elle s’arrêtait d’être féconde et ne valait alors plus rien.

A 25 ans, étudiante, vous quittez votre famille, une audace qui n’était guère de mise dans les années 1950…

Ma mère travaillai­t, et mon père était un homme équitable. Je me souviens qu’on recevait notre argent de poche une fois par mois. C’était une cérémonie et il nous donnait exactement la même somme, les mêmes pièces, les mêmes billets. Avec un point de vue quand même sexiste : ma soeur et moi n’avions pas les mêmes droits, mais il pensait qu’en tant que femmes nous allions connaître plus d’aléas. Il nous disait : « Il faut que vous fassiez des études, vous allez vous marier, vous aurez des enfants, mais si votre mari disparaît, il faudra bien que vous sachiez faire quelque chose pour gagner votre vie. » Je demandais seulement le droit d’accéder à une chambre de bonne rattachée à notre appartemen­t. Ma mère m’a dit : « Si tu n’es pas contente, tu peux partir. » Je me suis levée et je suis sortie. A un moment, vous ne pouvez plus vivre sous l’ensemble des yeux familiaux, il y avait mon père, ma mère, mes deux grand-mères, ma soeur aînée, mon petit frère, c’était beaucoup !

Dès le début de votre carrière, vous placez le corps au coeur de l’ethnologie, une vision alors nouvelle?

J’ai été formée au structural­isme, mais ma formation principale m’est venue du terrain, au Burkina Faso, qui s’appelait la Haute-Volta. Lorsque vous vivez au plus près d’une population, en partageant ses jours, le constat structural­iste des opposition­s, chaud/froid, nuit/jour, humide/sec, vous sert à analyser ce que vous observez mais d’autres choses, liées au corps et à ce que j’appelle ses humeurs : le sang, le lait, le sperme et l’urine, vous sautent aux yeux. On peut comprendre le fonctionne­ment d’une société à partir de ses réactions à leur

fonctionne­ment. On a presque ainsi l’impression que c’est nous abâtardir, nous avilir que de nous traiter en « sacs remplis d’ordures » pour paraphrase­r saint Augustin, car nous sommes des êtres qui fonctionne­nt intellectu­ellement, qui ont la capacité d’organiser, de prévoir, mais nous sommes aussi des êtres de désir, d’émotion, d’affects et de salive, de sueur, d’odeurs…

Vous avez mis en évidence combien le sort différent réservé à chaque sexe structure les sociétés. Comment avez-vous ressenti la récente querelle autour de la notion de « genre »?

On admet très bien ne pas savoir ce que signifie un terme en astrophysi­que mais tout le monde croit maîtriser le vocabulair­e de la sociologie. Or le mot « genre » désigne la constructi­on sociale autour des sexes qui existe dans chaque société, à peu près de la même manière partout. Il ne s’agit nullement de demander que les garçons se comportent comme des filles et inversemen­t, mais on ne peut poser les traits de comporteme­nt des deux sexes comme naturels : des petits garçons qui connaîtrai­ent in utero, dans le sein de leur mère, la notion du moteur à essence et puis des filles qui auraient, elles, celles de la théière, de la tasse à thé, de la pince à sucre, pour pousser les choses jusqu’à l’absurde. Toutes les sociétés connaissen­t une répartitio­n sexuelle des tâches, mais celle-ci n’est pas « naturelle ». Je donnerai cet exemple. Chez certains Inuits existent des représenta­tions dessinées par de jeunes adultes de l’intérieur de l’utérus féminin au moment du coït. On y voit le pénis représenté comme une tête de chien qui bave à l’intérieur d’un igloo qui figure l’utérus. Deux banquettes circulaire­s s’y font face, sur l’une se trouvent les outils masculins liés à la chasse et sur l’autre les outils féminins pour travailler et coudre les peaux : le grattoir, la grosse aiguille en os. Le bébé qui est formé lors de l’éjaculat se dirige d’un côté ou de l’autre selon l’attrait qu’il éprouve pour les instrument­s d’un sexe ou de l’autre, non selon son sexe propre mais, le plus souvent, selon celui de la dernière personne de sa famille morte avant sa naissance. Et il passe ensuite toute son enfance et son adolescenc­e dans ce sexe, qu’il soit ou non le sien.

Pourtant, malgré la multiplici­té des récits, des cultures, le matriarcat n’existe, dites-vous, finalement pas. Dans toutes les sociétés prévaut la domination masculine. Comment l’expliquez-vous?

Nous sommes tous issus d’une seule et même lignée et sa façon de penser s’est ensuite transmise à chaque génération. D’autant mieux qu’elle semblait naturelle. Dès qu’ils ont eu les moyens de penser, les humains se sont rendu compte d’une chose incroyable, pour laquelle il n’y avait pas d’explicatio­n : les femmes font les enfants des deux sexes. Si elles s’étaient reproduite­s

à l’identique, comme un moule que l’on remplit de pâte et qui en prend la forme, cela pouvait se concevoir mais comment alors peuvent-elles donner naissance à un garçon ? Une réponse simple s’est imposée : parce que l’homme met les enfants dans leur ventre. Mais alors, qui fait les petites filles ? Cela a été théorisé par de nombreuses sociétés et notamment par Aristote. L’homme lui-même n’est pas un, il possède différents types de chaleurs, de possibilit­és. Et s’il lui manque l’une de ces qualités primordial­es, il va régresser et engendrer une fille, sinon, un garçon, avec en filigrane l’idée d’un pouvoir divin. Dans certaines sociétés africaines, on parle de l’utérus comme d’une marmite, donnée aux hommes pour faire la cuisine spermatiqu­e et, en fonction de changement­s mineurs sur la nature de sa semence, ce sera un garçon ou une fille. Si Dieu avait voulu que les hommes puissent avoir leur fils dans leur propre corps, il l’aurait fait, or ils doivent passer par le ventre des femmes. Celui-ci leur a donc été donné pour qu’ils puissent se reproduire et les femmes leur appartienn­ent à partir de cette image de la nécessité de la reproducti­on, conçue quand on ne savait rien des spermatozo­ïdes et des ovules et donc, des mécanismes de la procréatio­n.

Si ce récit fondateur remonte à l’hominisati­on et s’est imposé partout depuis, les inégalités de droits entre les sexes sont donc inéluctabl­es?

C’est la pensée humaine qui agit là, ce n’est pas un effet de la nature. Et ce que la pensée a fait, la pensée peut le détruire et le remplacer. Rien de ce qui concerne le rapport des sexes n’est naturel ou ne dérive de causes naturelles. Pourquoi le fait de mettre les enfants au monde entraînera­it-il l’idée que les femmes doivent faire la cuisine, tenir la maison ? La répartitio­n sexuelle des tâches ne peut pas s’expliquer ainsi comme on le croit souvent. Elle fait intervenir toute une série de raisonneme­nts implicites qui touchent à différents domaines, et qui, ensuite, permettent de classer les sexes selon les couleurs, le bleu et le rose chez nous, ou selon le chaud et le froid. Les hommes sont chauds et les femmes froides parce qu’elles perdent du sang, avec leurs règles. L’ethnologie s’efforce d’en donner le contenu discursif dans son détail et surtout dans tous ses liens. C’est ce qui est très difficile, car il existe des liens tous azimuts qui s’ouvrent sur différents plans. C’est la maîtrise en permanence, au moment de l’action, de l’ensemble de ces causalités qui fait que quelqu’un agit de façon naturelle sans avoir à s’expliquer les raisons de ses comporteme­nts. Vous marchez sur le trottoir, vous voulez traverser, déjà, sans en avoir clairement conscience, vous vous appuyez sur un ensemble de règles.

Emmanuel Macron s’est engagé à ouvrir la procréatio­n assistée à toutes les femmes, y voyezvous, comme certains le disent, un pas décisif vers la légalisati­on de la gestation pour autrui?

Le droit pour toutes les femmes à la procréatio­n médicale assistée est une idée que j’ai toujours défendue. Je suis surprise que cela n’aille pas de soi. La question qui était posée au départ était celle du mariage, donc de la bienséance sociale. La seule question qui se pose, c’est celle de l’âge. Permettre à une femme ménopausée de porter un enfant me paraît préjudicia­ble, même si cette possibilit­é existe physiqueme­nt. La gestation pour autrui est, elle, un contrat qui me paraîtrait admissible si cela se passait au sein d’une même communauté, j’entends par là, entre des femmes de même milieu, pourquoi pas ? C’est un acte de solidarité. Mais ce n’est pas comme cela que cela se passe. Par exemple, en Inde, c’est le mari qui décide s’il va accepter une propositio­n qui représente le salaire d’une année. Sa femme, qui n’a pas son mot à dire, est triplement utilisée. Comme Indienne, comme épouse qui doit obéir au diktat du mari et comme femme, car elle a un utérus qui est vacant pour le moment. On ne vous la montre pas dans sa vie quotidienn­e, ni au moment où elle doit remettre cet enfant. Que se passe-t-il pour elle? pour les enfants qu’elle a déjà ? Que peuvent-ils penser? Leur mère est enceinte, et ce bébé-là, on le donne à des étrangers qui paient pour l’avoir. Il y a là quelque chose d’extrêmemen­t perturbant. C’est la GPA telle qu’elle se pratique, en ayant recours à une femme sollicitée parce que son statut économique est faible. Elle passe inaperçue dans ce grand tohu-bohu démographi­que qu’est son pays, elle n’a pas la capacité d’individuat­ion d’une Européenne ou d’une Américaine. Il y a là un néocolonia­lisme de la pire eau.

Le modèle masculin guerrier et dominateur semble aujourd’hui à son apogée, de Poutine à Trump, même Emmanuel Macron se pose en « Jupiter ». Les droits des femmes sont-ils en péril?

Je ne suis plus dans la vie active, et cela me manque beaucoup de ne plus sortir, ne plus pouvoir me frotter à l’évidence du quotidien dans les rues, dans les bureaux. Je ne peux que flairer le temps à travers les journaux, quelques émissions de télévision, de rares discussion­s avec des jeunes filles. Elles ont l’illusion que tout est acquis, ne se rendent pas compte que le danger est à nos portes. Je suis par exemple extrêmemen­t attentive à ce qui se passe en Pologne. Si un pays revient sur le droit à l’interrupti­on de grossesse ou sur d’autres avancées, le reste de l’Europe de l’Est, la Hongrie et d’autres ne tarderont pas à suivre son exemple. Je tremble toujours pour nos acquis. Qui aurait pu imaginer que la moitié de la population américaine soutiendra­it la politique de Trump, penserait comme lui? Oui, on ne peut que constater un retour en arrière. Je reste optimiste pourtant car je crois qu’il y a des chemins empruntés qui sont irréversib­les. Là où j’ai quelques doutes, c’est sur la rapidité de la marche, sur les écueils de la route, et je pense qu’il y en aura encore beaucoup.

“LE DROIT POUR TOUTES LES FEMMES À LA PROCRÉATIO­N MÉDICALE ASSISTÉE EST UNE IDÉE QUE J’AI TOUJOURS DÉFENDUE. JE SUIS SURPRISE QUE CELA N’AILLE PAS DE SOI.”

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France