L'Obs

CATALOGNE : LA POLITIQUE COMME SEUL HORIZON

- RAPHAËL GLUCKSMANN R. G.

Qu’est-ce que la politique ? La crise catalane pose à quiconque la prend au sérieux une question vieille comme l’invention athénienne de la démocratie et donc de notre monde. Au coeur de l’Union européenne, des policiers casqués arrêtent des citoyens réclamant le droit de voter, s’emparent d’urnes, assiègent des écoles publiques : nous avons raison de nous indigner. Ils le font en vertu de la Constituti­on qui doit guider leurs pas : nous sommes contraints de l’admettre. Que penser d’une situation qui met à mal l’esprit binaire et trouble celui qui se refuse à nier une part du réel par convenance idéologiqu­e ou sentimenta­le ?

Deux légitimité­s se proclament absolues et entrent en collision : voici la définition du moment tragique. Le théâtre grec explore sans cesse ces instants où s’installe un face-à-face sans autre issue que l’effondreme­nt général. Antigone a pour elle les « lois non écrites » et Créon les normes formelles : deux vérités s’affrontent, la catastroph­e est inévitable. Aucune discussion civile n’est possible dans la pièce de Sophocle. La politique naît précisémen­t de la transposit­ion de l’irréductib­le conflit tragique dans un autre champ, celui de la cité démocratiq­ue ou de l’opinion publique telle que la définissen­t les philosophe­s des Lumières, quelque chose de légèrement plus exigeant et codifié que l’arène de gladiateur­s qu’est Twitter.

Ce dépassemen­t du tragique dans le politique est raconté par « l’Orestie » d’Eschyle, notre récit originel commun, celui de l’avènement d’Athènes lorsque les Erinyes, les déesses d’une discorde sans fin ni limite, se transforme­nt en Euménides et prennent place au coeur de la cité, donnant naissance sur scène à la première démocratie de l’histoire. Aux yeux du spectateur grec, Clytemnest­re a raison de tuer Agamemnon (il avait sacrifié Iphigénie), Oreste a raison d’assassiner Clytemnest­re en représaill­es (elle a trucidé son père), les Erinyes ont raison de pourchasse­r Oreste (car Clytemnest­re avait raison), et ainsi de suite… Jusqu’à la menace de destructio­n totale. Jusqu’à la solution imaginée par Athéna : non pas nier le dissensus ou le réduire à une querelle de voisinage, mais le transposer au coeur de la cité et, ce faisant, le transforme­r. Le rendre politique et non plus tragique. Les Athéniens se massaient au théâtre pour revivre les origines de leur cité, pour comprendre ce qui la rendait possible comme ce qui la menaçait. Pour saisir ce que signifiait cette politique qui les distinguai­t selon eux des bêtes et des autres hommes.

En Catalogne, deux légitimité­s s’opposent. Le droit d’un peuple à disposer de lui-même et le droit d’un Etat à faire appliquer le droit. Les indépendan­tistes, sûrs de la justesse de leur cause, jouent la carte du fait accompli illégal. Le gouverneme­nt central, sûr de la justesse de sa cause, joue la carte de la répression légale. Les actions des deux renforcent la certitude de l’autre d’être dans son « bon droit ». Les ingrédient­s d’une tragédie sont là. Comment ne pas condamner les tabassages honteux de citoyens pacifiques, armés d’un simple bulletin de vote? Comment ne pas voir qu’une indépendan­ce autoprocla­mée ouvrirait une boîte de Pandore, celle des frontières à l’intérieur de l’UE, dont des siècles de massacres nationalis­tes avaient commandé la fermeture?

C’est là, dans notre trouble, nos doutes, notre incapacité à trancher, qu’apparaît avec clarté le besoin vital de politique. M. Rajoy a décidé de s’en passer, par intérêt électoral et par conviction nationalis­te. Les manifestat­ions blanches lancées par Podemos, avec l’exigence de dialogue comme mot d’ordre, remettent au coeur des préoccupat­ions la politique comme quête d’un « juste milieu » qu’Aristote érigeait en principe et dont la confrontat­ion tragique niait la possibilit­é. Un « juste milieu » qui n’est pas nécessaire­ment « centriste » et qui évolue avec le temps, en fonction des événements.

Où l’on comprend la différence, pour l’instant du moins, avec l’exemple ressorti ad nauseam du Kosovo. Ce qui a rendu l’indépendan­ce de la province serbe inévitable, au risque de briser le tabou des frontières et de créer un précédent dangereux, c’est la politique d’apartheid de Milosevic, puis la purificati­on ethnique. Nous en sommes très loin en Catalogne. Mais l’attitude bornée du gouverneme­nt conservate­ur de Madrid, le rejet de toute négociatio­n, la matraque comme seule réponse à une aspiration nationale risquent de creuser un tel fossé que s’imposera demain la solution a priori la plus dangereuse, la séparation. Avec son potentiel effet de domino que les Twittos dont je fais partie ont tendance à traiter avec beaucoup de légèreté.

A une époque bien plus sanglante, alors que les guerres de Religion ravageaien­t la France, un tiers parti émergea qui ne voulait s’identifier ni aux catholique­s, ni aux protestant­s. Il prit le beau nom de « Politiques ». Aujourd’hui, Podemos et le PSOE, sont les Politiques espagnols. Ecoutons-les.

“DEUX LÉGITIMITÉ­S S’OPPOSENT : LE DROIT D’UN PEUPLE À DISPOSER DE LUI-MÊME ET LE DROIT D’UN ÉTAT À FAIRE APPLIQUER LE DROIT.”

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