CATALOGNE : LA POLITIQUE COMME SEUL HORIZON
Qu’est-ce que la politique ? La crise catalane pose à quiconque la prend au sérieux une question vieille comme l’invention athénienne de la démocratie et donc de notre monde. Au coeur de l’Union européenne, des policiers casqués arrêtent des citoyens réclamant le droit de voter, s’emparent d’urnes, assiègent des écoles publiques : nous avons raison de nous indigner. Ils le font en vertu de la Constitution qui doit guider leurs pas : nous sommes contraints de l’admettre. Que penser d’une situation qui met à mal l’esprit binaire et trouble celui qui se refuse à nier une part du réel par convenance idéologique ou sentimentale ?
Deux légitimités se proclament absolues et entrent en collision : voici la définition du moment tragique. Le théâtre grec explore sans cesse ces instants où s’installe un face-à-face sans autre issue que l’effondrement général. Antigone a pour elle les « lois non écrites » et Créon les normes formelles : deux vérités s’affrontent, la catastrophe est inévitable. Aucune discussion civile n’est possible dans la pièce de Sophocle. La politique naît précisément de la transposition de l’irréductible conflit tragique dans un autre champ, celui de la cité démocratique ou de l’opinion publique telle que la définissent les philosophes des Lumières, quelque chose de légèrement plus exigeant et codifié que l’arène de gladiateurs qu’est Twitter.
Ce dépassement du tragique dans le politique est raconté par « l’Orestie » d’Eschyle, notre récit originel commun, celui de l’avènement d’Athènes lorsque les Erinyes, les déesses d’une discorde sans fin ni limite, se transforment en Euménides et prennent place au coeur de la cité, donnant naissance sur scène à la première démocratie de l’histoire. Aux yeux du spectateur grec, Clytemnestre a raison de tuer Agamemnon (il avait sacrifié Iphigénie), Oreste a raison d’assassiner Clytemnestre en représailles (elle a trucidé son père), les Erinyes ont raison de pourchasser Oreste (car Clytemnestre avait raison), et ainsi de suite… Jusqu’à la menace de destruction totale. Jusqu’à la solution imaginée par Athéna : non pas nier le dissensus ou le réduire à une querelle de voisinage, mais le transposer au coeur de la cité et, ce faisant, le transformer. Le rendre politique et non plus tragique. Les Athéniens se massaient au théâtre pour revivre les origines de leur cité, pour comprendre ce qui la rendait possible comme ce qui la menaçait. Pour saisir ce que signifiait cette politique qui les distinguait selon eux des bêtes et des autres hommes.
En Catalogne, deux légitimités s’opposent. Le droit d’un peuple à disposer de lui-même et le droit d’un Etat à faire appliquer le droit. Les indépendantistes, sûrs de la justesse de leur cause, jouent la carte du fait accompli illégal. Le gouvernement central, sûr de la justesse de sa cause, joue la carte de la répression légale. Les actions des deux renforcent la certitude de l’autre d’être dans son « bon droit ». Les ingrédients d’une tragédie sont là. Comment ne pas condamner les tabassages honteux de citoyens pacifiques, armés d’un simple bulletin de vote? Comment ne pas voir qu’une indépendance autoproclamée ouvrirait une boîte de Pandore, celle des frontières à l’intérieur de l’UE, dont des siècles de massacres nationalistes avaient commandé la fermeture?
C’est là, dans notre trouble, nos doutes, notre incapacité à trancher, qu’apparaît avec clarté le besoin vital de politique. M. Rajoy a décidé de s’en passer, par intérêt électoral et par conviction nationaliste. Les manifestations blanches lancées par Podemos, avec l’exigence de dialogue comme mot d’ordre, remettent au coeur des préoccupations la politique comme quête d’un « juste milieu » qu’Aristote érigeait en principe et dont la confrontation tragique niait la possibilité. Un « juste milieu » qui n’est pas nécessairement « centriste » et qui évolue avec le temps, en fonction des événements.
Où l’on comprend la différence, pour l’instant du moins, avec l’exemple ressorti ad nauseam du Kosovo. Ce qui a rendu l’indépendance de la province serbe inévitable, au risque de briser le tabou des frontières et de créer un précédent dangereux, c’est la politique d’apartheid de Milosevic, puis la purification ethnique. Nous en sommes très loin en Catalogne. Mais l’attitude bornée du gouvernement conservateur de Madrid, le rejet de toute négociation, la matraque comme seule réponse à une aspiration nationale risquent de creuser un tel fossé que s’imposera demain la solution a priori la plus dangereuse, la séparation. Avec son potentiel effet de domino que les Twittos dont je fais partie ont tendance à traiter avec beaucoup de légèreté.
A une époque bien plus sanglante, alors que les guerres de Religion ravageaient la France, un tiers parti émergea qui ne voulait s’identifier ni aux catholiques, ni aux protestants. Il prit le beau nom de « Politiques ». Aujourd’hui, Podemos et le PSOE, sont les Politiques espagnols. Ecoutons-les.
“DEUX LÉGITIMITÉS S’OPPOSENT : LE DROIT D’UN PEUPLE À DISPOSER DE LUI-MÊME ET LE DROIT D’UN ÉTAT À FAIRE APPLIQUER LE DROIT.”