Les chroniques
de Nicolas Colin, Raphaël Glucksmann, Abdennour Bidar
Carlota Pérez, économiste spécialisée dans les interactions entre les révolutions technologiques et la finance, nous aide à mieux comprendre la période que nous traversons. Suivant le modèle qu’elle a théorisé, l’économie numérique est née en 1971 avec l’invention du microprocesseur. Son développement s’est accéléré dans les années 1990 avec l’ouverture d’internet à des applications civiles, au point de provoquer un emballement des marchés financiers. L’éclatement de la bulle internet a ensuite imposé un temps d’arrêt et nous a permis de prendre du recul sur la transition en cours.
Depuis 2008, avec l’aggravation de la crise de l’économie fordiste, nous sommes entrés dans ce que Carlota Pérez appelle « la phase de déploiement » de l’économie numérique. Les signes sont nombreux : la nouvelle façon de produire et de consommer est désormais mieux comprise; le numérique s’immisce dans tous les secteurs de l’économie; surtout, les tensions s’aggravent, avec notamment la montée des inégalités entre gagnants et perdants de la transition. Nous devons maintenant relever un nouveau défi : imaginer les institutions pour que l’économie numérique devienne plus soutenable et plus inclusive.
Mais est-ce aux pouvoirs publics, en particulier aux Etats, de mener cette bataille de l’imagination? De ce point de vue, l’histoire est peutêtre trompeuse. Au xxe siècle, ce sont bien les Etats qui ont orchestré et orienté le déploiement de l’économie fordiste. Comme l’avait théorisé Keynes, seul l’Etat disposait de la puissance financière nécessaire pour sortir l’économie de la dépression. Et comme l’a prouvé le contrat social d’après-guerre, seul l’Etat avait la capacité d’imposer durablement aux entreprises des institutions comme le droit du travail, la régulation du système bancaire, la protection sociale, la négociation collective ou la protection des consommateurs.
Aujourd’hui, la situation est différente. Nous sommes entrés dans un âge où la capacité à exprimer et à promouvoir des idées est sans précédent dans l’histoire. Au fil de nos interactions entre individus connectés en réseau, nous sommes entraînés dans une extraordinaire réflexion collective sur le futur du travail, des entreprises, de la protection sociale, de la démocratie. Les débats sur ces sujets sont devenus si riches, grâce à la puissance d’internet, qu’ils ne peuvent qu’inspirer de l’optimisme : peut-être n’avons-nous plus besoin des Etats pour imaginer et mettre en place de nouvelles institutions ?
Après tout, les institutions de l’économie numérique n’ont aucune raison de ressembler à celles mises en place au xxe siècle pour l’économie fordiste. Dans l’économie fordiste, l’Etat-nation était encore l’échelon pertinent pour contrer les excès du capitalisme. Aujourd’hui, grâce à la puissance et à l’ubiquité des réseaux, les nouvelles institutions pourraient être supranationales, voire globales. Il est d’ailleurs certain qu’elles émergeront d’abord dans des pays moins développés, là où les besoins sont plus critiques. Et il est probable qu’elles seront d’abord imaginées et mises en place par des entrepreneurs. Contrairement à l’Etat ou aux organisations internationales, ils comprennent le nouveau paradigme et savent s’allier à la multitude des individus connectés. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que des acteurs non étatiques contribuent à inspirer de nouvelles institutions et à garantir la paix et la sécurité des individus. Dans son ouvrage « la Grande Transformation », publié en 1944, Karl Polanyi souligne par exemple le rôle vertueux de la « haute finance » dans le développement de l’économie au xixe siècle. Beaucoup, à l’époque, accusaient les financiers d’avoir supplanté les gouvernements et de les avoir soumis à leurs intérêts – non sans nourrir des sentiments antisémites à l’encontre de grandes familles de banquiers comme les Rothschild.
Mais Polanyi offre une analyse différente de cette histoire. Il observe qu’au xixe siècle, malgré l’absence d’institutions internationales dignes de ce nom, aucun conflit destructeur n’a opposé les Etats les plus développés les uns aux autres. Et derrière cette stabilité du système dit « du Concert européen », il devine l’influence vertueuse des financiers. Les Etats, comme les grandes entreprises, avaient tous besoin de la « haute finance ». Et l’intérêt de cette dernière était le maintien de la paix et la stabilité dans chaque pays. Les uns et les autres ont donc été contraints d’aligner leurs intérêts et de renoncer à s’affronter.
Cette vision peut nous sembler décalée, voire dangereuse – car bien peu démocratique. Mais les signes sont pourtant là : les Etats sont dépassés par la transition en cours ; les peuples s’impatientent et se tournent vers le populisme, affaiblissant encore plus les Etats ; seuls les entrepreneurs, en exploitant la puissance de l’informatique et des réseaux, semblent prêts à affronter l’avenir. Les Etats vont-ils enfin s’allier avec eux pour reprendre l’initiative ?
AUJOURD’HUI, GRÂCE À LA PUISSANCE ET À L’UBIQUITÉ DES RÉSEAUX, LES NOUVELLES INSTITUTIONS POURRAIENT ÊTRE SUPRANATIONALES, VOIRE GLOBALES.