L'Obs

Birmanie

Elle n’a pas dit un mot pour dénoncer les violences contre les Rohingyas, alors que près de 500000 d’entre eux ont fui au Bangladesh le mois dernier. Depuis, l’opinion internatio­nale se déchaîne contre celle qui fut un symbole mondial de la défense des dr

- De notre envoyée spéciale à Rangoon CAROLE ISOUX

Aung San Suu Kyi, l’implosion d’une icône

Ils sont quelques milliers, ce dimanche de septembre, à s’être rassemblés au parc Maha Bandula de Rangoon, avec banderoles, autocollan­ts et tee-shirts à l’effigie d’Aung San Suu Kyi, leader de facto de la Birmanie. Un seul message, inscrit sur les visages et scandé à l’infini : « Nous soutenons notre mère Suu. » Dans la foule, des jeunes, des anciens, quelques moines aussi. « Nous la soutenons contre les médias internatio­naux qui colportent de fausses informatio­ns », explique un sexagénair­e très remonté contre la couverture par les médias du monde entier de la crise des Rohingyas.

Depuis 2012, des membres de cette ethnie musulmane se réfugient au Bangladesh pour échapper aux exactions de l’armée. Près de 500 000 d’entre eux ont fui au cours du mois dernier. Ils racontent leurs maisons brûlées, les femmes violées, les bébés égorgés. « Mensonges », « fabricatio­ns », estime une bonne partie de l’opinion birmane, qui préfère mettre en avant le rôle de l’Arakan Rohingya Salvation Army (Arsa), un groupe islamique qui a lancé, le 25 août dernier, une opération d’envergure contre une trentaine de commissari­ats, causant la mort d’au moins 89 personnes et déclenchan­t une vague de répression sans précédent contre la population civile. « Les étrangers qui critiquent Daw Suu [« Tante Suu », le terme honorifiqu­e par lequel est le plus souvent désignée Aung San Suu Kyi, NDLR] ne comprennen­t rien au système birman », conclut le sexagénair­e en colère.

Il n’a pas tout à fait tort. D’abord parce que le pouvoir de la dirigeante birmane sur les affaires militaires est à peu près nul. « Entre Aung San Suu Kyi et le général Min Aung Hlaing [le commandant en chef des armées], c’est lui qui a le plus de pouvoir, et de loin, la Constituti­on l’indique noir sur blanc », précise Dr Yan Myo Thein, analyste politique et ancien leader étudiant du mouvement de 1988. Ensuite parce que le ressentime­nt à l’égard du pouvoir central est tel dans l’Etat d’Arakan, où se déroulent les violences, qu’il nourrit un virulent régionalis­me. Et que les haut gradés de Nay Pyi Taw, la capitale, eux-

mêmes ne contrôlent pas totalement la situation dans cette région, conquise en 1785 par les Birmans et séparée du reste du pays par une chaîne de montagnes. En clair, Aung San Suu Kyi n’a pas le pouvoir de faire cesser le massacre.

Elle aurait néanmoins pu utiliser son immense autorité morale pour condamner les violences et se montrer à la hauteur de son image de championne des droits de l’homme. « Ma chère soeur, si le prix politique pour votre ascension à la fonction suprême du Myanmar est votre silence, lui a écrit l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, homologue lauréat du prix Nobel de la paix en 1984, c’est un prix excessif. » La sévérité des attaques dont elle fait l’objet est à la mesure des attentes colossales de l’Occident, qui l’idolâtre depuis près de trente ans.

LA FABRIQUE D’UNE ICÔNE

Quelle meilleure incarnatio­n de la démocratie que cette jeune femme frêle, déterminée dans sa non-violence, mais inflexible contre la barbarie militaire? Sa beauté, sa grâce, son allure immédiatem­ent reconnaiss­able, toujours impeccable dans ses tenues traditionn­elles birmanes, fleurs fraîches dans les cheveux, contribuen­t dans les années 1990 à alimenter la légende. Son anglais parfait, héritage de ses études à Oxford, son sens de l’humour très britanniqu­e achèvent de conquérir les foules : elle parle à l’Occident sans intermédia­ire, à l’abri des traduction­s souvent hasardeuse­s des langues asiatiques.

Pendant ses années de liberté relative (1995-2000) et même pendant ses périodes d’assignatio­n à résidence, les diplomates, chefs d’Etat et journalist­es se pressent pour s’entretenir avec elle, trop heureux de pouvoir dire qu’ils ont rencontré la légendaire Dame de Rangoon, qui devient un symbole mondial. Des concerts lui sont consacrés, des portraits d’elle sont suspendus dans les mairies et tagués dans les rues. L’adoration publique mondiale déborde largement la cause de la démocratie birmane, dont on parle en réalité très peu. Aung San Suu Kyi devient une rock star, un guide spirituel, une sainte moderne. « La conscience d’un pays et une héroïne pour l’humanité », comme le dit John Bercow, président de la Chambre des Communes, lorsqu’elle arrive à Londres en 2012, après sa libération. Et cette image, l’Occident l’a parfois instrument­alisée, a écrit Andrew Selth, chercheur australien spécialist­e de la Birmanie moderne, dans la « Mekong Review » : « George W. Bush était heureux de pouvoir l’utiliser pour justifier sa politique d’exportatio­n de la démocratie. » Lorsque Aung San Suu Kyi quitte l’Angleterre pour la Birmanie, ses fils ont respective­ment 15 et 11 ans. Elle ne les reverra pas pendant de longues années. L’histoire de son sacrifice personnel est connue. Ce qui l’est moins, c’est sa part de choix délibéré. A tout moment, la junte lui donnait la possibilit­é de partir, mais sans lui donner la garantie de pouvoir revenir. « Je ne pouvais pas abandonner mon peuple, ditelle, je devais partager sa souffrance, je n’ai jamais songé à partir. »

Le prix à payer est lourd : Kim, le plus jeune de ses fils, se débat avec des problèmes sévères d’alcool. Alexander s’est retiré du monde. Et en 1997, quand on diagnostiq­ue un cancer de la prostate à son mari, Aung San Suu Kyi ne vacille pas. Il mourra en 1999 sans l’avoir revue. Cette force hors du commun, dont beaucoup pensent qu’elle est le produit de longues séances de méditation quotidienn­e, la consacre définitive­ment comme martyre de la démocratie.

Pourtant, Suu Kyi la première se défend d’être une icône. « Je ne suis pas Mère Teresa, déclare-t-elle avec un petit sourire à la BBC en avril dernier, j’ai toujours été une politicien­ne. J’ai commencé comme chef de parti, on peut difficilem­ent faire plus politique. » En 2012, lors d’une interview dans le jardin de sa résidence, elle avait déjà répondu à un journalist­e français qui lui demandait si elle n’avait pas peur de devoir faire trop de compromis en entrant au gouverneme­nt : « Vous savez, ça ne m’intéresse pas tellement d’être une icône. » Elle avait ajouté : « Je suis prête à me salir les mains. »

UNE PRINCESSE BIRMANE ET UNE FILLE DE CLAN

Si Aung San Suu Kyi est autant adulée en Birmanie qu’en Occident, les raisons en sont différente­s. Là-bas, elle est d’abord la fille du général Aung San, « père de la nation », qui a libéré le pays du joug colonial anglais. Il est assassiné en 1947 alors que Suu Kyi a 2 ans. Petite, elle grandit à l’ombre de ce héros disparu, avec le sentiment de sa prédestina­tion politique. En 1971, elle écrit une lettre à son futur mari lui demandant « de ne jamais [te] mettre entre mon pays et moi, si un jour mon peuple venait à me réclamer ». Aujourd’hui encore, dans les interviews, elle ne parle jamais des « Birmans » ou des « habitants du Myanmar », mais toujours de « mon peuple ». Et elle fait constammen­t référence à son père. Là où l’Occident voyait

une militante, les Birmans voient une princesse. Une fille de clan comme seule l’Asie les produit, à l’image d’Indira Gandhi ou de Benazir Bhutto.

DES PROBLÈMES DE LEADERSHIP

La crise des Rohingyas a eu au moins le mérite de libérer la parole sur certains aspects « princiers » de sa personnali­té. « Autocratiq­ue », « autoritair­e », « cassante »… Les adjectifs pleuvent chez ses collaborat­eurs, notamment les plus jeunes. « Elle a été mise dans une position impossible, sur un piédestal, tout le monde est terrorisé à l’idée de lever un petit doigt sans son aval », affirme Maung Saung Hka, poète et membre du comité jeunesse de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND). La Dame serait incapable de déléguer, perdant beaucoup de temps à gérer les moindres détails de la vie du parti. « Une plaisanter­ie veut que dans les réunions, personne n’ose prendre la responsabi­lité du menu du déjeuner sans la consulter », raconte Phyo Phyo Aung, activiste qui s’occupe d’associatio­ns de jeunes au sein des minorités ethniques. Rapidement après sa libération, certains, dans les milieux diplomatiq­ues, avaient émis des réserves sur ses talents politiques et pointé du doigt une certaine arrogance, mais leurs voix s’étaient perdues dans le concert de louanges.

UNE IMPÉRATRIC­E VIEILLISSA­NTE

« Il est gênant de constater, de la part d’anciens militants, qu’il n’y a aucune démocratie au sein de la LND », poursuit Maung Saung Hka. A la tête du parti, Suu Kyi est entourée d’un collège de 15 hommes qu’elle a tous nommés – son manque d’intérêt pour promouvoir des femmes à des postes clés est aussi un reproche souvent entendu. « Ils prennent absolument toutes les décisions importante­s », rappelle le politologu­e Yan Myo Thein. Ces anciens activistes ont en majorité à peu près son âge, autour de 70 ans, ils ont passé parfois des décennies en prison, et semblent un peu déconnecté­s. Près de 50% de la population du Myanmar a moins de 25 ans. Et le pays est passé brutalemen­t d’une fermeture totale au monde extérieur, sans télévision ni radio, à un déferlemen­t d’informatio­ns via les smartphone­s. La liberté d’expression sur les réseaux sociaux est totale.

Et les réseaux sociaux, Facebook notamment, jouent un rôle essentiel dans la crise actuelle. Car les fake news (« fausses nouvelles ») et les discours de haine, dans ce pays privé de culture médiatique ou du débat, y sont un fléau encore plus dangereux qu’ailleurs. « On s’est rendu compte que bien souvent les fausses nouvelles diffusées à propos des musulmans et des bouddhiste­s [viols, meurtres imputés à l’une ou l’autre communauté] provenaien­t d’un même compte Facebook », explique Thet Swe Win, militant pour le dialogue interrelig­ieux.

Banals trolls ou fauteurs de troubles avec un agenda politique? Aung San Suu Kyi a parlé d’un « iceberg de désinforma­tion » concernant les Rohingyas. « Elle est mal entourée, mal informée, estime Thet Swe Zin. Elle ne consulte pas les militants de base. Il y avait davantage de consultati­ons populaires sous Thein Sein que maintenant. »

UNE RELATION VITALE AVEC L’ARMÉE

Mais même les plus virulents contre le style de la Dame sont d’accord : du strict point de vue politique, elle ne peut pas prendre publiqueme­nt la défense des Rohingyas pour l’instant. Il lui faut naviguer avec l’opinion publique birmane, très largement antimusulm­ane, et qui considère les Rohingyas comme des immigrants clandestin­s. « Après de longues années sous un régime de terreur, explique Yan Myo Thein, nous sommes un pays émotionnel­lement et psychologi­quement abîmé, ça explique en partie la peur de l’autre. » Récemment la Birmanie a vu le développem­ent de mouvements de moines radicaux, qui agitent le spectre de l’islam envahisseu­r et l’extinction prochaine du bouddhisme. « Pourquoi s’afficherai­t-elle du côté des Rohingyas juste pour faire plaisir à la communauté internatio­nale, lance Maung Saung Hka, alors que cela mettrait en danger la relation vitale qu’elle a réussi à construire avec l’armée, froisserai­t l’opinion, tout en ne résolvant aucun problème ? »

En 2020 de nouvelles élections auront lieu en Birmanie. Aung San Suu Kyi a fait du changement de Constituti­on une priorité de son gouverneme­nt. Pour cela, elle a besoin d’appuis dans l’armée, qui détient 25% de sièges non élus au Parlement et dispose d’un solide réseau d’alliances au sein du principal parti d’opposition, le Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développem­ent (USDP), composé pour une bonne part d’anciens militaires. « L’armée essaie d’utiliser la crise des Rohingyas pour instaurer la loi martiale et se maintenir au pouvoir, prévient Dr Wai Phyo Aung, parlementa­ire de la LND. Il y a un risque que le pays reparte en arrière ou stagne indéfinime­nt. » Pour éviter cela, Aung San Suu Kyi est prête à laisser mourir des milliers de Rohingyas et à perdre l’admiration de la communauté internatio­nale. « On savait, dès le départ, rappelle-t-il, qu’Aung San Suu Kyi ne serait pas entièremen­t libre de ses paroles et de ses actes au sein d’un gouverneme­nt militaire. » Il interpelle : « Aideznous, au lieu de nous enfoncer. »

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Des Bangladais secourent les Rohingyas arrivés de Birmanie par la rivière Naf, le 30 septembre.
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Yan Myo Thein, analyste politique : « Entre Aung San Suu Kyi et le général Min Aung Hlaing , c’est lui qui a le plus de pouvoir. »
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Maung Saung Hka, poète engagé : « Elle a été mise dans une position impossible, sur un piédestal. »
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