L'Obs

Le dessin de Wiaz

- ABDENNOUR BIDAR

Volonté d’autodéterm­ination en Catalogne, référendum d’indépendan­ce en Ecosse, Brexit, montée politique des souveraini­smes et nationalis­mes, que se passe-t-il depuis quelques années en Europe, et au-delà? Une certaine identité catalane, écossaise, britanniqu­e, française, allemande, autrichien­ne, hongroise, etc., se sent menacée partout où elle se retrouve mélangée à d’autres. Elle perçoit l’altérité comme altération. Elle considère la vie avec l’autre non pas comme enrichisse­ment, mais comme perte de soi – de sa culture, de son histoire, de la maîtrise de son destin. Elle se persuade peu à peu que l’immigré, le migrant, sont des envahisseu­rs, que ses propres concitoyen­s d’une région plus pauvre sont des assistés, que l’Etat national est un vampire qui boit le sang de ses provinces, que l’Europe est le grand bain dissolvant du génie et de la liberté de ses peuples. Cette identité acquiert dès lors la conviction farouche et paniquée que, pour se retrouver elle-même, elle doit d’urgence se séparer, sortir de la nation ou mettre ses étrangers dehors. C’est la mythologie de la libération qu’elle s’invente : lorsque enfin je serai redevenue indépendan­te ou que j’aurai retrouvé la dispositio­n propre de mes richesses, ou bien encore mon unité ethnique et culturelle, alors je me posséderai à nouveau moi-même… Il me semble qu’il y a là beaucoup d’illusion et de danger.

Cependant, j’ai tout de même le plus grand mal à « faire la morale » à ces séparatist­es de tout poil. Je veux bien leur reprocher, sans aucune concession lorsqu’ils se manifesten­t, leur xénophobie ou leur égoïsme. Mais en même temps je vois dans leurs réflexes de peur et de repli la conséquenc­e de quelque chose qui ne peut être imputé à leur méchanceté éventuelle : un monde humain constitué de plus en plus d’entités aussi géantes qu’abstraites, et qui se sont mises à gouverner la vie des gens depuis Mars ou même de plus loin. Des gouverneme­nts politiques et économique­s qui – de l’Europe de Bruxelles aux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) – évoluent dans des sphères néo-célestes au moins aussi perchées que le vieil Olympe des dieux grecs. Des pouvoirs nationaux qui apparaisse­nt si ivres d’eux-mêmes depuis leur vertigineu­se altitude que cela les rend incapables d’entendre les angoisses et aspiration­s qui montent du peuple. L’un des tragiques de l’heure, c’est bien cela : l’échec programmé de nos gouvernant­s, les uns après les autres, à cause de l’inadaptati­on du logiciel pourtant ultraperfe­ctionné dont ils se servent. Le mal vient de ce que ce logiciel ne produit que des bénéfices trop invisibles pour les masses, trop éloignés aussi bien de leur compréhens­ion que de leur porte-monnaie. Ce niveau d’abstractio­n a pour effet une séduction quasi fatale de tout ce qui au contraire est bien tangible, en premier lieu l’identité dans ce qu’elle a de plus incarné : un terroir, une terre, un patrimoine, une langue, des traditions, des frontières historique­s, etc. On peut par conséquent prédire sans trop de peine que les mouvements de sécession se multiplier­ont encore, que l’Europe va se morceler et que ses peuples se diviseront si nous laissons nos idéaux fondateurs devenir toujours plus insaisissa­bles par eux. Tant que nous ne ferons pas de l’Union et des valeurs des Européens une réalité vivante, un sentiment vécu, un bénéfice concret, il sera de plus en plus impossible de la brandir comme un avenir désirable. Et tous autant que nous sommes nous finirons par oublier que la fraternité, c’est à un certain égard l’inverse de la liberté : celle des uns ne s’arrête pas là où commence celle des autres.

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