Detroit, la ville en feu
DETROIT, PAR KATHRYN BIGELOW. DRAME AMÉRICAIN, AVEC JOHN BOYEGA, WILL POULTER, ALGEE SMITH (2H23).
Magnifique voyage au bout de la nuit, dans l’Amérique des sixties. En 1967, alors que la guerre du Vietnam enflamme le paysage politique, la ville de Detroit est ravagée par une insurrection des quartiers blacks : dans ce chaos, une poignée de jeunes Noirs, membres d’un groupe de doo-wop, se réfugie dans une chambre de l’Algiers Motel pour attendre que la nuit passe. Mais la police va s’en prendre à ces musiciens, et, au petit matin, il y a trois morts… Kathryn Bigelow signe là son chef-d’oeuvre : il passe, dans ces images, une telle rage, une telle détermination, que le film se transforme en brûlot. En s’inspirant des événements réels du 23 juillet 1967 (sur un scénario de Mark Boal, qui collabore pour la troisième fois avec Bigelow), la réalisatrice de « Démineurs » et de « Zero Dark Thirty » touche à l’essentiel : ces policiers haineux, ces visages de flics grimaçants, ne sont-ils pas animés par un racisme élémentaire qui n’a pas changé ? D’où provient ce rejet absolu de l’Autre ? La réalisatrice jongle avec les formats, les documents d’époque, les reconstitutions, en scènes brèves. Au début, les cocktails Molotov et les pavés ; à la fin, les tanks et l’armée. Dehors, le feu; dedans, la terreur. Car ce sont bien les flics qui torturent, violent et tuent. Un vigile noir, Melvin Dismukes (qui a servi de conseiller pour le tournage; il est joué par John Boyega dans le film), est témoin de la barbarie : impuissant, il tente de ramener à la raison les assassins. Mais le cauchemar continue…
Ce qui frappe, c’est l’extraordinaire maîtrise de la réalisation. Entre le huis clos étouffant des interrogatoires dans le motel et les flambées de violence dans la rue, le film prend une ampleur extraordinaire, dont nul spectateur ne sort intact. Film complexe, superbe saga morale : rien, dans le film, n’est gratuit, rien ne permet de se réfugier dans une zone de confort. On est jetés, avec force, dans un drame aux terribles échos. Comme dans « Potemkine » ou « Z » (la comparaison s’impose à ce niveau), le spectateur est contraint de regarder l’injustice, la sauvagerie, la décomposition d’une société. Pour la première fois, Kathryn Bigelow aborde de front les résonances politiques de ces émeutes : inutile de dire qu’elles sont plus actuelles que jamais, aux Etats-Unis. Un très grand film – nécessaire. Mieux : essentiel.