L'Obs

CAMUS AMOUREUX

On connaissai­t L’AMOUR FOU qui unit l’écrivain du “Mythe de Sisyphe” et l’actrice des “Enfants du paradis”, mais pas leur CORRESPOND­ANCE enflammée. Elle paraît enfin. Extraits en exclusivit­é

- Par JÉRÔME GARCIN

Elle est sa « tragique », son « émue », sa « brillante », sa « truite noire », sa « petite sainte brûlante », sa « nomade », sa « plage », son « Hespéride », sa « belle furie », sa « lumière », son « unique ». Il est son « frère d’armes », son « beau prince exilé », son « seigneur », son « cher dément », son « vivant », son « renseigné », son « jeune homme mince et brun aux yeux de lumière », et, le jour de 1957 où il reçoit le prix Nobel, son « jeune triomphate­ur ». Maria Casarès (1922-1996) et Albert Camus (1913-1960), ce couple de légende, ont eu la chance de s’aimer à une époque où la passion s’exprimait encore de manière épistolair­e, non avec des émoticônes, et où elle n’était pas traquée par les paparazzis ni exposée dans les magazines people. Elle brûle, d’un beau feu de joie, dans les 865 lettres incandesce­ntes qui scellent pour toujours ces amants à la fois célèbres et clandestin­s. Amants, ils l’étaient devenus le jour du débarqueme­nt allié, le 6 juin 1944, promesse d’une grande libération. L’auteur de « l’Etranger » avait alors 30 ans et la comédienne de « Solness », 21. Il était né en Algérie et elle, en Galice. Il avait une voix nicotinée et l’allure de Bogart, elle avait le timbre cuivré et un air de Carmen. Il était marié à Francine Faure, qui lui donnerait en 1945 des jumeaux, Catherine et Jean, surnommés par lui « la peste et le choléra ». Elle avait la vie devant elle, mais des principes : elle préféra mettre fin à sa relation avec un homme qui ne l’épouserait pas et allait avoir des enfants. Séparément, ils connurent, en 1947, la notoriété, lui en publiant « la Peste », elle en étant, au cinéma, la partenaire de Gérard Philipe dans « la Chartreuse de Parme » de Christian-Jaque. Et puis, le 6 juin 1948, date-anniversai­re de leur extase, le père de famille et la fiancée de l’acteur Jean Servais se croisèrent boulevard Saint-Germain et aussitôt rallumèren­t le feu. Désormais, leur histoire allait durer jusqu’à la mort accidentel­le d’Albert Camus, le 4 janvier 1960. Quelques jours plus tôt, il écrivait à Maria Casarès : « Joyeux Noël, mon cher amour ! Sois belle et heureuse, avec le beau visage illuminé que j’aime. Et n’oublie pas ton compagnon, qui entrera, invisible, au banquet et te tiendra doucement la main, ma chérie. Je t’embrasse, tout joyeux de te revoir. » Mais ils ne se revirent jamais.

Cette Correspond­ance inédite entre le dramaturge du « Malentendu », de « l’Etat de siège », des « Justes », et son actrice fétiche ne donne pas seulement la mesure de leur persistant amour, elle montre aussi la force de leur complicité artistique et intellectu­elle – « Ce que chacun de nous fait dans son travail, sa vie, il ne le fait pas seul, lui écrit-il en 1950, une présence qu’il est seul à sentir l’accompagne ». On voit en effet défiler, dans ce livre, toute l’histoire littéraire, théâtrale, politique, dont le philosophe de l’absurde et la tragédienn­e du TNP, tous deux enfants de l’exil et grands voyageurs, furent les acteurs engagés. Etonnant couple, qui jamais ne devint officiel et continua de cacher son secret alors que l’écrivain nobélisé et l’actrice révélée au Festival d’Avignon étaient sans cesse dans la lumière. Mais la vraie lumière avait, pour eux, l’éclat du grand Sud, les teintes mordorées de la Méditerran­ée, la beauté nostalgiqu­e de Tipaza et de La Corogne réunifiés.

Albert Camus à Maria Casarès 6 juillet 1944

“[...] Je suis content de te savoir brune et dorée. Fais-toi belle, souris, ne te laisse pas aller. Je veux que tu sois heureuse. Tu n’as jamais été plus belle que ce soir où tu m’as dit que tu étais heureuse. Je t’aime de beaucoup de façons, mais surtout comme cela – avec le

visage du bonheur et cet éclat de la vie qui me bouleverse toujours. Je ne suis pas fait pour aimer dans le rêve, mais du moins je sais reconnaîtr­e la vie où elle se trouve – et je crois que je l’ai reconnue ce premier jour où dans le costume de Deirdre tu parlais, pardessus ma tête, à je ne sais quel amant impossible. N’attache pas trop d’importance à mes grognement­s. Je suis malheureux d’avoir à t’attendre encore une semaine. Mais ce n’est pas cela qui compte – ce qui compte… mais je le dirai encore trop mal. Attendons un peu. Le ciel s’est couvert et il pleut. Je ne déteste pas cela mais je pense souvent à la lumière dont je ne puis me passer. C’est en Provence qu’il faudra que nous allions ensemble, en attendant les autres pays qui nous tiennent au coeur.

Au revoir, Maria – merveilleu­se – vivante, il me semble que je pourrais enfiler des tas d’adjectifs comme cela. Je pense à toi sans cesse et je t’aime de tout mon coeur. Viens vite, ne me laisse pas trop seul avec mes idées. J’ai besoin de ta présence vivante et de ce corps qui m’attendrit si souvent. Tu vois, je te tends les mains; viens au-devant de moi, aussi vite que possible.

Je t’embrasse de toutes mes forces.

Albert Camus à Maria Casarès 21 juillet 1944

[...] Le problème est donc toujours le même. Mais avec tout cela je ne crois pas qu’il faille renoncer à quoi que ce soit – je ne vois pas pourquoi la fin de la guerre serait la fin de ce que nous sommes. Encore une fois, je n’ai jamais rien connu que de limité et de menacé. Je n’attache d’importance à rien de ce qui n’est pas la création, ou l’homme, ou l’amour. Mais du moins sur les plans où je me reconnais, j’ai toujours fait ce qu’il fallait pour tout épuiser jusqu’au bout. Je sais aussi qu’on dit quelquefoi­s : « Plutôt rien qu’un sentiment qui ne soit pas parfait. » Mais moi je ne crois pas aux sentiments parfaits ni aux vies absolues. Deux êtres qui s’aiment ont à conquérir leur amour, à construire leur vie et leur sentiment, et cela non seulement contre les circonstan­ces mais aussi contre toutes ces choses en eux qui limitent, mutilent, gênent ou pèsent sur eux. Un amour, Maria, ça ne se conquiert pas sur le monde mais sur soi-même. Et tu sais bien, toi dont le coeur est si merveilleu­x, que nous sommes nos plus terribles ennemis. Je ne veux pas que tu me quittes et que tu t’enfonces dans je ne sais quel renoncemen­t illusoire. Je veux que tu restes avec moi, que nous passions encore tout ce temps de notre amour et qu’ensuite nous essayions de le fortifier encore et de le libérer enfin mais cette fois dans la loyauté de tous. Je te jure que cela seul est noble, que cela seul est à la hauteur du sentiment irremplaça­ble que j’ai pour toi.

Albert Camus à Maria Casarès 14 août 1948

[...] Je relis tes pages et quand je n’ai rien à faire, ni envie de faire, je regarde la montagne du Luberon en fumant d’interminab­les cigarettes, car je suis moins sage que toi. Je suis à l’eau, aussi. Et je me couche relativeme­nt tôt, ayant retrouvé à peu près mon sommeil. Mais depuis que j’ai un fume-cigarette filtrant pour milliardai­re américain, j’ai l’impression que ça me donne la permission de fumer plus puisque ça me fait moins mal. Je fume donc, regardant la montagne, à la tombée de la nuit. Je pense à toi. Et cela monte comme une marée en moi. Je t’aime, avec toute la profondeur de l’être. Je t’attends avec décision et certitude, sûr que nous pouvons être heureux, décidé à t’aider de toutes mes forces et à te donner confiance en toi. Que tu m’aides un peu, très peu, et cela suffira pour que j’aie de quoi soulever les montagnes. Le vent redouble. Ce qu’on entend est comme le roulement d’un énorme fleuve dans le ciel. Oh que n’es-tu là, et nous irions nous promener ensemble! (La nuit tombe.) Tu ne me vois que dans les villes et moi je ne suis pas un homme de cave, ni de luxe. J’aime les fermes retirées, les pièces nues, la vie secrète, le vrai travail. Je serais meilleur si je vivais ainsi, mais je ne puis vivre ainsi sans qu’on m’aide. Alors, il faut se résigner et tu dois m’aimer avec mes imperfecti­ons et nous continuero­ns de régner sur Paris. Mais il faut absolument que nous allions passer huit jours en pleine montagne, dans la neige, et dans le lieu le plus sauvage qui soit. Là, je t’aurai contre moi, mon amour… J’imagine des nuits d’orage. Que ce temps vienne vite!

Je t’embrasse déjà, avec toute la force de ce vent qui n’en finit plus.

Maria Casarès à Albert Camus 18 juillet 1949

[...] Pour le moment, nous payons. Nous avons commis tous deux un grand péché, si péché il y a. Nous avons fait semblant d’aimer, nous y avons cru même, nous avons accepté comme authentiqu­es des mirages d’amour, par insoucianc­e, peut-être, par mépris, par impatience, sans doute ; par manque de foi aussi. Cela, nous devons le payer et avant d’atteindre notre paradis, il nous faut le gagner. Peut-être un jour nous sera-t-il permis d’y rentrer: beaucoup d’amour peut faire tant de miracles!

“UNE SORTE DE MARIAGE SECRET” Albert Camus à Maria Casarès 27 juillet 1949

[...] Moi aussi, mon amour, j’ai rêvé et je rêve d’une vie avec toi. Mais d’autres fois quand je me trouvais dans l’impasse, j’ai rêvé d’un

accord supérieur, d’une sorte de mariage secret qui nous aurait réunis par-dessus les circonstan­ces, où que nous soyons l’un et l’autre, d’un lien admirable que nous n’aurions cessé de fortifier, invivable aux autres, mais pour nous, vrai cordon nourricier. Je pensais alors que toi et moi, assurés l’un de l’autre jusqu’à la mort, comme je le sens, pouvions alors vivre ce qui était à vivre, mais laissant intangible le coeur même de la vie, de notre vie, revenant l’un à l’autre avec la même certitude, la même intelligen­ce, la même tendresse. Une patrie perpétuell­e, pour nous deux, et pour nous deux seuls, comprends-tu? Une certitude si profonde et si naturelle, qu’elle rende tout le reste facile, et qu’elle nous fasse libres et meilleurs envers les autres – du rêve, sans doute? Mais nous ne sommes pas bâtis sur le modèle commun et il n’est peut-être pas possible que nous ayons le destin de tout le monde – ce qui nous a manqué il y a quatre ans, c’est l’assurance mutuelle de notre amour. Aujourd’hui, nous l’avons. Appuyés sur cette certitude, tout est possible, tout sans exception. J’ai désiré toute ma vie la complicité (au beau sens de ce mot) totale avec un être. Je l’ai trouvée avec toi et en même temps un nouveau sens à ma vie. Alors peut-être en effet pouvons-nous tenter de nous établir au-dessus de toutes choses. En tout cas, ce sera ce rêve ou ce sera la destructio­n. Mais il est vrai aussi que je préfère courir à la destructio­n avec toi que de connaître une solitude confortabl­e. [...]

Albert Camus à Maria Casarès 14 décembre 1949

Nous avons bien des obstacles à surmonter avant de vivre vraiment cet amour qui m’étouffe maintenant à longueur de journées et de nuits (et les nuits du désir et de l’amour solitaires sont lourdes et longues). Nous les surmontero­ns. Mais je sais déjà que je suis lié à toi par le lien le plus fort qui est celui de la vie. C’est cela que je voulais t’expliquer, parce que je n’ai jamais su le faire. On dit quelquefoi­s qu’on choisit tel ou tel être. Toi, je ne t’ai pas choisie. Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer, lentement, malgré moi, malgré toi aussi qui étais alors lointaine, puis tournée vers une autre vie. Ce que j’ai dit, écrit ou fait depuis le printemps 1944 a toujours été différent, en profondeur, de ce qui s’est passé pour moi et en moi, auparavant.

J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien. Cette force, dont tu te moquais quelquefoi­s, n’a jamais été qu’une force solitaire, une force de refus. Avec toi, j’ai accepté plus de choses. J’ai appris à vivre, d’une certaine manière. Il n’est pas vrai que l’on devienne meilleur et je sais tout ce qui me manquera toujours. Mais on accepte plus ou moins ce qu’on est et ce qu’on fait. C’est ainsi qu’on grandit vraiment et qu’on devient un homme. Avec toi, je me sens un homme. C’est pour cela sans doute qu’il s’est toujours mêlé à mon amour une gratitude immense. Et ma seule inquiétude est de douter de pouvoir te donner autant que tu m’as donné. Je pleure chacune de tes larmes, alors, parce que je me sens misérable et impuissant et parce que je reste interdit, avec ce grand cri de tendresse et de dévouement que je ravale. Il m’est venu de toi plus de douleurs que je n’en attendais jamais d’un être. Aujourd’hui même, ta pensée en moi est mêlée de souffrance­s.

Mais avec tant de détresses, ton visage reste pour moi celui du bonheur et de la vie. Je n’y puis rien, je n’ai rien fait pour cela, que de m’abandonner à cet amour qui faisait le vide en moi, avant de me combler jusqu’au coeur. Fabriqué comme je suis, il n’y a plus rien à faire non plus, je le sais bien, et je t’aimerai jusqu’à la fin. Tu vois, je t’écris une lettre d’amour. C’est bien l’amour que d’aimer l’ennemie en même temps que la chère complice jusqu’au moment où tout se fond dans ce puissant bonheur qui recouvre tout l’espace de la vie en un instant. Ce soir, tu seras belle et merveilleu­se, comme je t’aime, comme je l’espère toujours sans jamais être déçu. Je me trompe, tu me lis en ce moment, tu as été belle et merveilleu­se, et moi, au milieu de la foule, je t’ai tenue serrée contre moi, désespérém­ent, comme je te serre en ce moment avec tout ce qu’il y a de plus fier dans mon amour.

Albert Camus à Maria Casarès 17 mars 1950

Mon frère avait acheté « Match ». J’y ai lu un grand article sur Gérard [Philipe] où tu entres en scène comme l’amour mystérieux de sa vie. Ça m’a exaspéré. [...] Ces jours-ci F[rancine] et moi ne nous voyons presque pas. Nous cherchons un équilibre. Vainement. De ce point de vue, je n’ai évidemment que de la tristesse au coeur. Mais je continue. C’est une vie de moine et il est vrai qu’elle m’a réussi. Mais c’est aussi une vie artificiel­le et je crains le passage à une vie normale – de toutes manières, il y a peu à raconter et ceci t’explique mon silence sur les détails. Mais il y a le reste, la seule chose vivante et vraie en moi, et c’est ce que j’ai essayé de te dire, au jour le jour, comme je l’ai pu. Mon amour, Maria chérie, continue à t’éclairer et à revivre – c’est ainsi que je te veux. Bientôt, bientôt ! Oui, ce sera avec quelques mois d’avance un glorieux été, chaleureux, fondant comme un fruit. Ah ! je suis bien capable de te dévorer tant j’ai faim de toi. Je t’embrasse encore et encore, sur toute ta peau d’été, et au creux des tempes, où dort la tendresse.

“LA SOCIÉTÉ INTELLECTU­ELLE ME DONNE DES HAUT-LE-COEUR” Albert Camus à Maria Casarès 30 mai 1950

Il fait chaud et lourd. Je rêve de corps nus, de sommeils légers, de toi. Cette nuit, je me suis réveillé en t’appelant. Je rêvais que j’étais à Cayenne, au bagne, et je criais après toi comme à la délivrance. Tu es ma petite victoire, tu m’aimes toujours de cette façon démesurée n’est-ce pas ? Moi, je vis au sommet, la joie me déchire toujours. Je t’aime.

Albert Camus à Maria Casarès 1er mai 1956

Chaque fois que la société intellectu­elle où je vis se manifeste, elle me donne des haut-le-coeur. Si seulement je pouvais changer de conviction, j’écrirais mes livres sans les publier ou en les publiant dans des éditions limitées. Mais j’ai toujours cru qu’un artiste n’écrivait pas pour lui-même, qu’il ne pouvait pas se séparer de la société de son temps. Drôle de mariage entre un écorché impassible et une putain vindicativ­e! Je sais bien qu’on écrit pour d’autres êtres, un public plus généreux et plus naïf. Mais entre ce public et soi il y a l’écran de cette pègre journalist­ique, de cette petite société provincial­e et râleuse, sèche, vulgaire, complexée qu’on appelle ici l’intelligen­tsia, sans doute parce qu’elle n’a avec la vraie intelligen­ce et la culture que des rapports de nostalgie. [...] Pardonne-moi aussi cette lettre déprimante. A bientôt, enfin, mon cher amour. Je t’embrasse avec toute ma tendresse.

Albert Camus à Maria Casarès 17 octobre 1956

[...] Ne t’excuse pas d’avoir parlé d’amitié. Je suis aussi ton ami et à un certain degré de chaleur mutuelle, les coeurs fondent ensemble dans quelque chose qui n’a plus de nom, où les limites disparaiss­ent, et les distinctio­ns, quelque chose qui donne à penser ce que pourrait être l’éternité, si ce mot pouvait avoir du sens. Autrefois, au plus fort de la passion et de l’exigence, je luttais aussi contre toi, contre ta présence dans ma vie. Et maintenant si j’essaie d’imaginer cette vie sans toi, ou quand je la vis seul, je me sens mutilé. Il y a bien longtemps que je ne lutte plus contre toi et que je sais, quoi qu’il arrive, que nous vivrons et mourrons ensemble.

Albert Camus à Maria Casarès 18 novembre 1959

Je voudrais bien que tu retrouves ta vitalité, ta force, ta foi. Ce que tu appelles le romanesque, c’est la foi dans la vie, la certitude qu’elle est autre chose que l’affreuse vulgarité des jours et des êtres, qu’elle est toujours surprenant­e, imprévue, qu’elle recommence tous les jours. Cette foi était la tienne et pour moi tu as toujours été le génie de la vie, sa gloire, son courage, sa patience et son éclat. Tu riais quand je te disais que tu m’avais appris à vivre. Et c’était vrai pourtant. J’ai appris de toi non pas que la vie était autre chose que mort et négation mais qu’elle était admirable avec la mort et la négation. Et je l’ai appris peu à peu, sans le savoir, en te regardant vivre, en essayant de te mériter, de m’égaler à ce que tu aimais en moi.

Albert Camus à Maria Casarès 30 décembre 1959

Bon. Dernière lettre. Juste pour te dire que j’arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard lundi (ils passent par ici vendredi 2). Je te téléphoner­ai à mon arrivée, mais on pourrait peut-être convenir déjà de dîner ensemble mardi. Disons en principe, pour faire la part des hasards de la route – et je te confirmera­i le dîner au téléphone. Je t’envoie déjà une cargaison de tendres voeux, et que la vie rejailliss­e en toi pendant toute l’année, te donnant le cher visage que j’aime depuis tant d’années (mais je l’aime soucieux aussi, et de toutes les manières). Je plie ton imperméabl­e dans l’enveloppe et j’y joins tous les soleils du coeur. A bientôt, ma superbe. Je suis si content à l’idée de te revoir que je ris en t’écrivant. J’ai fermé mes dossiers et ne travaille plus (trop de famille et trop d’amis de la famille!). Je n’ai donc plus de raison de me priver de ton rire, et de nos soirées, ni de ma patrie. Je t’embrasse, je te serre contre moi jusqu’à mardi, où je recommence­rai.”

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 ??  ?? L’écrivain dans les années 1950. A droite, la comédienne dans « les Dames du bois de Boulogne » de Robert Bresson en 1945.
L’écrivain dans les années 1950. A droite, la comédienne dans « les Dames du bois de Boulogne » de Robert Bresson en 1945.
 ??  ?? CORRESPOND­ANCE 1944-1959, par ALBERT CAMUS et MARIA CASARÈS, avant-propos de Catherine Camus, Gallimard, 1 312 p., 32,50 euros. (En librairie le 9 novembre)
CORRESPOND­ANCE 1944-1959, par ALBERT CAMUS et MARIA CASARÈS, avant-propos de Catherine Camus, Gallimard, 1 312 p., 32,50 euros. (En librairie le 9 novembre)
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 ??  ?? Lettre d’Albert Camus à Maria Casarès (décembre 1957). Maria Casarès et Albert Camus avec la troupe de « l’Etat de siège » au Théâtre Marigny (1948).
Lettre d’Albert Camus à Maria Casarès (décembre 1957). Maria Casarès et Albert Camus avec la troupe de « l’Etat de siège » au Théâtre Marigny (1948).
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