LA FEMME RÉVOLTÉE
Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».
Le sujet suscite le malaise, voilà pourquoi il faut le creuser. Je déteste la délation et toute sorte de déshumanisation : j’avais toutes les raisons d’être rebuté par le hashtag #balancetonporc. Je suis attaché à la présomption d’innocence et à l’état de droit : voir les réseaux sociaux s’ériger en tribunaux a de quoi m’inquiéter. Mais j’ai lu les témoignages, entendu les cris, écouté les plaintes. Et j’ai compris qu’il se jouait quelque chose d’essentiel. Pour nous tous.
Le cas Weinstein est dépassé par la secousse sismique qu’il a provoquée. Le système de silence et de complaisances mis en place aux Etats-Unis a une signification politique indéniable, révélant le fonctionnement en vase clos d’« élites » qui se croient tout permis et se pardonnent facilement ce qu’elles condamnent avec véhémence chez le commun des mortels. Mais ce qui se produit depuis des semaines va bien au-delà et touche à l’universel. Est mis en accusation notre rapport au pouvoir. Sexuel et pas seulement sexuel. Partout. Nous sommes face à une question de domination. Et un phénomène soudain, inattendu d’inversion chaotique des rapports de force. Un retour de balancier habillé en épidémie de « balances ».
Face à la libération tumultueuse de la parole féminine, ceux qui s’offusquent d’un hashtag provocateur ou parlent de « lynchage », ceux qui clament leur dégoût des formes plus fort que leur effroi du fond choisissent mal leur colère. Une révolte a lieu sous nos yeux. Or, une révolte n’est pas toujours polie. Elle l’est même très rarement. Une révolte est l’expression d’un ras-le-bol, d’un haut-le-coeur trop longtemps contenu. Elle surgit brusquement, comme une éruption volcanique, par effraction et sans se soucier des codes.
Enfin ! Non pas : « Enfin les victimes parlent ! », mais : « Enfin nous sommes obligés de les écouter ! » De prendre au sérieux ce qu’elles disent. D’être mal à l’aise. De questionner nos propres comportements. Le harcèlement décrit dans les centaines de textes publiés sur la Toile n’a rien à voir avec l’esprit galant ou grivois dont certains disent craindre la disparition sous les coups de boutoir d’un féminisme trop vite taxé de puritanisme. C’est une oppression. Et pour lutter contre une oppression, il faut d’abord la dire, la raconter. Dans des termes qui heurtent. Nous en sommes là.
Les cahiers de doléances en ligne ne sont ni des traités philosophiques ni des cours de droit. Ils sont à l’image du « Dégage ! » des révolutions arabes : sans planification préalable, ni programme pour l’avenir. Spontanés. Horizontaux. La colère était là. Elle attendait son kairos, son moment, pour se déverser, hors de toute structure, tel un fleuve sortant de son lit. Ce sont les habits de la révolte à l’époque des réseaux sociaux. L’ère des prophètes, des avant-gardes, des révolutionnaires professionnels chers à Lénine a pris fin. L’individu qui s’empare d’un hashtag fait acte de présence et s’exprime en son nom propre sans souci de l’harmonie générale. La liberté a pour corolaire la cacophonie. Les flots de mots désordonnés de Facebook et Twitter ont des conséquences concrètes immédiates. Ils encouragent des victimes de viols à porter plainte. Le cas de Tariq Ramadan est à ce titre éloquent. Il rappelle à quel point « Tartuffe » est une pièce éternellement d’actualité : tout directeur de conscience semble s’inscrire dans les pas du prêcheur/abuseur de Molière qui, du haut d’une foi supposée pure, s’autorise à « regarder le monde comme du fumier » et donc à s’y comporter en « porc ». La justice seule dira si l’accusé Ramadan est coupable et décidera de la manière de le punir s’il l’est. Mais le tombereau d’immondices déversé sur les plaignantes est en soi une justification de la libération de la parole tous azimuts à laquelle nous assistons.
Nul milieu n’est immunisé contre ces relations de domination qui se traduisent sexuellement par le harcèlement ou, poussées à bout, par le viol. Les organisations de gauche officiellement féministes sont aussi touchées que les autres. Car ce qui est en cause ici n’est pas une idéologie, réactionnaire ou progressiste, mais une pratique de la domination caractérisant tout groupe humain structuré verticalement. Ce qui est en cause, c’est la mentalité autoritaire, la figure du petit chef. Et cela se retrouve chez Lidl autant qu’à Hollywood, chez les docteurs en théologie comme chez les militants politiques. C’est universel. Loin de tourner la page en se pinçant le nez, il faut au contraire généraliser le mouvement. Faire qu’il touche plus de catégories sociales, qu’il abatte les murs culturels, qu’il force les portes des usines et ouvre les fenêtres des lieux de culte. Une brèche s’est ouverte. Ne la laissons pas se refermer. L’impolitesse de la révolte vaudra toujours mieux que l’oppression bienséante.
CEUX QUI S’OFFUSQUENT D’UN HASHTAG PROVOCATEUR, CEUX QUI CLAMENT LEUR DÉGOÛT DES FORMES PLUS FORT QUE LEUR EFFROI DU FOND CHOISISSENT MAL LEUR COLÈRE.