L'Obs

L’humeur de Jérôme Garcin

- Par JÉRÔME GARCIN

Deux jours après qu’elle a disparu, son livre a paru. On a beaucoup parlé de cette disparitio­n, pas assez de cette parution. C’est regrettabl­e. Car « le Tout Dernier Eté » (Fayard, 15 euros) mérite mieux que d’être rangé dans le rayon dévolu aux débats sur l’euthanasie. Il a sa place, aussi, en littératur­e. La littératur­e de l’extrême et de l’urgence. La littératur­e d’après la littératur­e. Où chaque mot compté est arraché à l’épuisement des jours qui se meurent, et ne reviendron­t plus. Où chaque phrase avance inéluctabl­ement vers le blanc. Où chaque page engage et oblige. Où le style n’est plus une manière de se plaire, mais une façon de s’éteindre en beauté. Où l’auteur n’a pas le souci de savoir comment son livre sera accueilli, puisqu’il ne sera plus là. Où le point final est vraiment final. Dernière maxime du dernier été : « On n’est pas sérieux quand on va mourir. » Anne Bert avait 59 ans lorsque, le 2 octobre 2017, en Belgique, elle a fait le choix de recevoir une injection létale. Atteinte d’une sclérose latérale amyotrophi­que, ou maladie de Charcot, qui attaque les neurones et condamne à la paralysie, elle ne voulait pas voir son corps se figer dans « un shibari mortel » ni devenir une « momie embaumée vivante ». Elle voulait décider de son épilogue. A la veille de confier sa vie aux « passeurs », dont cette femme qui ne croyait pas en Dieu parlait comme de prêtres ayant charge d’âmes, Anne Bert, la nouvellist­e et romancière érotique de « l’Eau à la bouche », de « Perle », de « S’inventer un autre jour », a fait ce qu’elle savait si bien faire : écrire. Dans la chronique de son ultime été en Charente-Maritime, et un peu en Normandie, il y a bien sûr de la révolte, de la colère, des larmes et une rage que l’impuissanc­e à bouger, à boire sans une paille, semble décupler. Mais il y a aussi une ode à la splendeur du monde qu’elle va quitter, au « manège enchanteur des saisons », d’où elle va devoir descendre. Telle Colette, elle réussit à fixer, dans ce « feuilleté de sensations », le parfum des lilas et des iris, les « odeurs de ventraille » de l’estran, les chants mêlés de la huppe et du loriot, la chaleur résineuse des aiguilles de pin, la douceur de la brise des fins de nuit et même « la promesse du petit matin ». Anne Bert vitupère sa maladie, mais rend grâce à la nature dont la prodigalit­é lui ferait presque oublier qu’elle est condamnée. « Choisir ma mort, écrit cette hédoniste, sans renoncer à mon goût de vivre. » Un goût que son livre posthume exalte.

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