Art La folle histoire du Louvre Abu Dhabi
Après une naissance agitée, des POLÉMIQUES parisiennes et 600 millions d’euros de travaux, le MUSÉE DES SABLES ouvre ses portes le 11 novembre. Récit d’un drôle de mariage, entre Paris et le golfe Persique
Depuis le matin, on entend le bruit des nettoyeurs que les ouvriers utilisent pour chasser le sable recouvrant la résille métallique du gigantesque dôme blanc, posé au bord de l’eau. A l’arrière, des engins nivellent le sol tandis que d’autres creusent les trous destinés aux plantations de palmiers. C’est une journée d’automne à Abu Dhabi : 36 °C l’après-midi, 30 °C au début de la nuit. Jean-Pierre, un technicien français, vient d’arriver sur le site. Il trouve que « c’est beau, c’est nickel ». Autour de lui, il a l’impression d’entendre « les langues du monde entier », depuis celles parlées par les ouvriers et employés du Bangladesh, d’Inde et du Pakistan, tandis que les techniciens et spécialistes s’expriment en français, anglais, allemand, arabe. Peu habitué à l’univers des musées, il découvre le ballet lent des caisses en bois que l’on déplace avec précaution. Tableaux, sculptures, objets d’art : les trésors qu’elles contiennent sont placés dans des vitrines, sur des socles ou accrochés sur des cimaises. Il y a là tout l’art du monde (ou presque), depuis les civilisations anciennes de la Mésopotamie jusqu’aux grandes toiles abstraites de l’Américain Cy Twombly.
Le soir, après sa journée de boulot (« les horaires sont cool »), Jean-Pierre part dîner avec des collègues au marché aux poissons ou bien il s’enfonce dans les rues de la ville encombrées de voitures, à la recherche d’un des nombreux restaurants philippins. Puis il rejoint son hôtel (une chaîne internationale, bien sûr) ; au bord de la piscine, à côté de jeunes femmes en bikini, il sirote tranquillement un gin-fizz rehaussé d’une pointe de curaçao. Jean-Pierre s’exprime avec prudence : comme tout le personnel travaillant sous la coupole du Louvre Abu Dhabi, il est soumis à une obligation de confidentialité. « Les Emiriens veulent ménager un effet de surprise », dit-il, ajoutant qu’à ce jour tout est « déjà presque prêt ». Le président de la République Emmanuel Macron et le président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, se joindront aux plus hautes autorités de l’Emirat pour inaugurer ce musée pas comme les autres qui doit ouvrir au public le 11 novembre.
Un musée pas comme les autres? Construit en moins de dix ans pour un coût s’élevant à 600 millions d’euros environ (le coût initial était à peine de 100 millions), ce Louvre nouveau est né sous un ciel d’orage. Les souvenirs des acteurs de cette aventure extraordinaire ne sont pas toujours très précis. Quelques-uns ne veulent pas parler, d’autres ont oublié, certains tirent la couverture à eux – ils ont tout vu, ils ont tout fait. Le périple débute au cours de l’été 2005 lorsqu’un courrier en provenance d’Abu Dhabi parvient sur le bureau du président Jacques Chirac. Cette lettre fait savoir que le prince héritier d’Abu Dhabi souhaiterait nouer un partenariat avec le Musée du Louvre. S’agit-il simplement d’un geste diplomatique, d’une intention vague ? Un homme d’affaires français, Yazid Sabeg (qui sera nommé en décembre 2008 commissaire à la diversité et à l’égalité des chances par le président Nicolas Sarkozy), confirme la volonté des Emiriens de faire « quelque chose » avec le Louvre. Les ministères s’agitent. Philippe Douste-Blazy (ministre des Affaires étrangères) passe le relais à la Culture : bonne pioche pour Renaud Donnedieu de Vabres, militant de l’action diplomatique et culturelle. Au Musée du Louvre, la proposition est accueillie fraîchement. Henri Loyrette, présidentdirecteur du musée, déjà engagé dans le projet du Louvre Lens, fait part de ses réticences. L’Elysée et Matignon vont le contraindre à céder.
On connaît la suite. En tout cas la part qui en a été rendue publique. Dans « le Monde » du 13 décembre 2006, Françoise Cachin, ancienne patronne du Musée d’Orsay et grande figure du monde de l’art, Roland Recht (professeur au Collège de France, ancien patron des Musées
de Strasbourg) et Jean Clair (entre autres ancien patron du Musée Picasso) publient une tribune assassine sous le titre : « Les musées ne sont pas à vendre ». Dans les coulisses du petit monde de l’art, le ton est tout aussi acide. Extraits de quelques phrases rapportées par un conservateur du Louvre ayant assisté à une réunion de ses collègues dans la salle dite « des quatre-vingts ».
« Abu Dhabi ? Après le 11-Septembre, pas un musée au monde ne voudra leur prêter une toile ! – Abu Dhabi, c’est vraiment “nowhere”. – Et tout ce fric qu’ils vont nous donner. C’est trop ! – Oui, et c’est louche. » Ce que beaucoup ignoraient, c’est que les négociations entre les représentants de la France et ceux d’Abu Dhabi sont vraiment parties de très bas. Au départ, l’émirat n’envisage même pas de verser le moindre centime. Or il se trouve qu’en 2001, un an après avoir été nommé au poste d’administrateur du Louvre, Didier Selles a pris la précaution de déposer le nom du prestigieux musée (nom dont on ne connaît d’ailleurs toujours pas l’origine) auprès de l’Institut national de la Propriété industrielle. Pour cet énarque (aujourd’hui conseiller-maître à la Cour des Comptes), la démarche n’a rien d’exceptionnel, « elle visait à protéger le nom et à percevoir des droits si des tiers cherchaient à l’utiliser ».
UN ACCORD À PRÈS DE UN MILLIARD D’EUROS
Dans les négociations qu’il va mener avec les représentants d’Abu Dhabi, Didier Selles va utiliser cet argument de la marque déposée. Mais là, ça va coincer. Les négociateurs français tentent d’abord d’en concéder l’exploitation pour une durée de dix ans alors que leurs interlocuteurs réclament un temps beaucoup plus long. L’accord final retiendra la somme de 400 millions d’euros pour une utilisation de la marque Louvre sur une période de trente années. S’y ajouteront 190 millions d’euros pour les prêts d’oeuvres sur dix ans, 195 millions pour l’organisation d’expositions pendant vingt ans, et 165 millions qui seront versés à l’Agence France-Muséums, organisme regroupant les douze musées prêteurs qui, en plus du Louvre, ont été associés à cette entreprise (1). Soit un total de près d’un milliard d’euros !
La partie française n’a évidemment pas omis de faire préciser sur le traité intergouvernemental que tous ces montants doivent être indexés sur le cours de l’inflation et que, au moment de la signature de ce traité, le Louvre percevra une somme de 175 millions qui lui demeurera acquise. Les opposants à celui que l’on appelle déjà « le Louvre des sables » ne désarment pas, tirant à boulets rouges sur cette pluie de fric décidément suspecte. Renaud Donnedieu de Vabres se souvient très bien de cette période : « Dans tout ce tourbillon, il y a une histoire que l’on a oubliée. Au moment de la signature de l’accord, le 6 mars 2007, je reçois un rapport sur l’économie de l’immatériel qui avait été commandé à Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy. Parmi leurs recommandations, ils préconisaient que l’on rompe le caractère inaliénable des collections nationales. Bien évidemment, j’ai fait savoir aux auteurs de ce travail qu’il n’était pas question pour moi une seule seconde de tenir compte de ces recommandations. Et, bien évidemment, il y a eu des fuites. On a prétendu que tout cela n’était qu’un leurre, que je voulais tester les réactions, qu’en fait nous étions prêts à brader les collections nationales et que le Louvre Abu Dhabi relevait de la même
notamment la continuité des salaires de son personnel. » La tourmente passée, les Emiratis ont froncé les sourcils parce que leurs partenaires français négociaient toutes leurs affaires depuis Paris. Plusieurs membres de l’AFM ont donc été priés d’aller s’installer dans la ville d’Abu Dhabi, non loin si possible de l’île de Saadiyat sur laquelle le musée est implanté. Les distances ne sont pas éprouvantes à franchir, le bâtiment de Jean Nouvel étant relié à la capitale par un pont long de quelques centaines de mètres. De toute façon, dans cette cité, le moindre trajet se fait en voiture. L’ancien directeur de l’AFM, Manuel Rabaté, nommé depuis directeur du Louvre Abu Dhabi y a ainsi élu domicile. D’autres ont renoncé. C’est le cas de ce conservateur français qui a préféré garder l’anonymat : « J’ai présenté une demande pour occuper un poste qui venait d’être créé. J’avais tout à fait le profil. Mon dossier déposé, j’ai dû attendre plusieurs mois avant d’être reçu. Puis nouvelle période de silence. Quand on a fini par me donner le feu vert, je suis allé là-bas. J’avais pour mission de trouver des oeuvres. J’ai été surpris quand on m’a fait savoir qu’il fallait que j’en acquière au moins une à la foire d’art contemporain qui se tenait justement à Abu Dhabi. L’injonction m’a paru un peu bizarre. Par la suite, quand j’ai demandé si je pouvais faire venir ma femme, on m’a répondu que c’était possible. La vie est chère là-bas (il faut compter l’équivalent de 2 500 euros par mois pour le loyer d’un 3-pièces), et mon épouse avait envie de travailler. On m’a laissé entendre que ce serait mieux si elle était “housewife”, femme au foyer. Alors j’ai renoncé. »
VINCI, VAN GOGH ET MASQUES AFRICAINS
Quoi qu’il en soit, et malgré les difficultés qui persistent, les musées français ont joué le jeu. Pour la première année d’ouverture, les prêts qu’ils ont consentis sont exceptionnels : « la Belle Ferronnière » de Léonard de Vinci, « la Gare Saint-Lazare » de Monet, un « Autoportrait » (1887) de Van Gogh, « la Femme au miroir » de Titien, des masques africains, des sculptures, des objets d’art côtoieront les pièces emblématiques des collections du musée d’Abu Dhabi (tableaux de Gauguin, de Bellini – pour une « Vierge à l’Enfant » –, sculpture d’un « Shiva dansant », etc.). La naissance de ce musée-cité, comme l’appelle Jean Nouvel, laisse espérer aux Abudhabiens un développement de la fréquentation touristique. En 2016, l’Emirat a accueilli 4,4 millions de touristes, les clientèles les plus nombreuses étant, dans l’ordre, l’indienne, la britannique et la chinoise. Ce développement peut-il laisser augurer une libéralisation d’un régime autoritaire ? Pour Alexandre Kazerouni, chercheur à l’Ecole normale supérieure, auteur d’un ouvrage remarquable (« le Miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du golfe Persique », PUF), on assiste actuellement, dans certains de ces émirats, « à une déconnexion entre libéralisation culturelle et politique. Ce n’est pas parce que vous pouvez boire de l’alcool et rencontrer des femmes sans voile lors du vernissage d’une exposition d’art contemporain que c’est le signe d’une démocratisation du régime. » Pour Laurence des Cars, petite-fille du romancier Guy des Cars et actuelle présidente du Musée d’Orsay et du Musée de l’Orangerie, il existe d’autres impératifs : « Je me trouvais à New York le 11 septembre 2001 et c’est une chose que je ne peux pas oublier. La naissance du Louvre Abu Dhabi a été très compliquée, elle a même été parfois violente. Mais je continue vraiment à penser que, dans un monde globalisé, il a toute sa place. Il ne faut pas refuser de prendre la main qui est tendue. » Les années qui viennent diront si ce modèle inédit de musée est promis ou non à un avenir. En attendant, chez un grand voisin (l’Arabie saoudite), l’annonce vient d’être faite que, dans le cadre d’un programme nommé « Vision 2030 », le plus grand musée d’art islamique au monde va voir le jour au cours de la décennie 2020. Au fur et à mesure de la fermeture de leurs puits de pétrole, les pays de la péninsule Arabique vont-ils découvrir une nouvelle richesse, la culture ?
(1) Outre le Musée du Louvre, il s’agit du Musée d’Orsay et de l’Orangerie, du Musée du Quai-Branly, du Centre Pompidou, du Musée national des Arts asiatiques Guimet, du Château de Fontainebleau, du Musée de Cluny, du Musée national d’Archéologie de Saint-Germain-en-Laye, de la Bibliothèque nationale de France, du Musée Rodin, du Château de Versailles, du Musée des Arts décoratifs de Paris et Sèvres-Cité de la Céramique.