L'Obs

Economie Yunus, le créateur du microcrédi­t

Le “banquier des pauvres” se sent chez lui à Paris : sa défense d’une économie plus sociale et solidaire plaît aux Français. Rencontre avec l’infatigabl­e promoteur du microcrédi­t, prix Nobel de la paix 2006

- Par CORINNE BOUCHOUCHI et SOPHIE FAY

Muhammad Yunus est rayonnant. Heureux d’être à Paris, avec un programme chargé : la publicatio­n de son dernier livre « Vers une économie à trois zéros. Zéro pauvreté, zéro chômage, zéro émission carbone » (JC Lattès), l’ouverture d’un Yunus Centre à la maison des Canaux dans le 10e arrondisse­ment et la préparatio­n du Global Social Business Summit, du 4 au 9 novembre. Le lauréat 2006 du prix Nobel de la paix s’y livrera à son activité favorite : partager sa vision du monde avec les jeunes. En France, il se sent chez lui. Une sorte de deuxième patrie, la plus ouverte à ses idées. La première, c’est évidemment le Bangladesh, pays où il est né, a grandi et lancé la Grameen Bank, un organisme de microcrédi­t qui aide les pauvres, en particulie­r les femmes, à lancer leur activité. Le concept a essaimé dans le monde entier, jusqu’à lui valoir le Nobel.

Sa relation très spéciale à la France, cet homme au visage joufflu à peine marqué par les années – il a 77 ans – l’évoque avec un grand sourire. Il y a d’abord eu cet éditeur, Laurent Laffont, qui le poursuivai­t d’une conférence à l’autre. « Chaque fois, il était là, il écoutait, puis il m’attendait au pied de l’estrade et me disait : “Il faut que vous écriviez votre biographie.” » Un jour, il est même venu à la descente de son avion, à l’aéroport d’Heathrow à Londres : « Alors professeur Yunus, avez-vous réfléchi à ma propositio­n ? » Devant tant d’insistance, il a fini par céder. Et Laffont a édité « Vers un monde sans pauvreté », en 1997. Traduite et diffusée dans le monde entier, l’autobiogra­phie a pavé la voie vers le Nobel. « C’est aussi une Française, Maria Nowak, économiste à la Banque mondiale, qui a importé pour la première fois les méthodes de la Grameen Bank dans un pays développé », note Yunus. Cette passionnée a créé l’Adie, une associatio­n dédiée au microcrédi­t en France qui aide les personnes éloignées de l’emploi à financer la création de leur entreprise.

Lorsque Muhammad Yunus est passé du concept du microcrédi­t à celui du social business, l’entreprise sociale et solidaire, il a tout de suite trouvé des entreprise­s pour l’accompagne­r : Danone a produit un yaourt hypernourr­issant, sans profit, au Bangladesh, Essilor, des lunettes à prix abordable pour les population­s les plus pauvres en Inde, et la filiale européenne du producteur de frites canadien McCain, dirigée par un Français, a commencé à récupérer les pommes de terre et les légumes jugés non présentabl­es pour les transforme­r en donnant du travail à des salariés en insertion. Les grandes écoles de commerce, comme HEC ou l’Essec, ont été les premières à créer des filières spéciales dédiées à ce business alternatif et social, prises d’assaut par les étudiants. La dernière histoire française du Nobel, ce sont les jeux Olympiques. Il a soutenu la candidatur­e de Paris pour 2024, Anne Hidalgo ayant pris l’engagement d’en faire les premiers JO « 100% social business ». Il a même accompagné le comité français à Lausanne. Concrèteme­nt que faut-il en attendre ? « Les logements des 12000 athlètes doivent être conçus pour accueillir des mal-logés ou des sans-abri après les Jeux », recommande le Nobel. « Les services de restaurati­on peuvent être confiés à des entreprise­s d’insertion pour requalifie­r des centaines de personnes, qui pourront ensuite créer leur entreprise de traiteur. »

Car pour atteindre l’objectif « zéro pauvreté » dans le monde, l’économiste atypique n’a pas changé de recette : chacun doit réveiller l’entreprene­ur qui est en lui. « Nous ne devons plus être des chercheurs d’emploi, mais des créateurs d’emplois, explique-t-il inlassable­ment. Si des femmes pauvres sans aucune éducation ont pu le faire au Bangladesh, tout le monde peut le faire. D’ailleurs les enfants de ces femmes sont allés à l’école et ont été bien éduqués – c’était une condition liée à l’octroi des prêts par la Grameen Bank – puis ils sont venus me voir : “A quoi cela sert-il puisque je ne trouve pas d’emploi ?”

“Crée-le, leur ai-je répondu, comme ta mère!” ». Un optimisme irréductib­le que tempère la plupart des économiste­s du développem­ent, pour qui le microcrédi­t seul ne suffit pas à réduire massivemen­t la pauvreté. L’histoire est loin d’être aussi simple !

Yunus, quelles que soient les critiques, reste convaincu que le salariat n’est qu’une parenthèse de l’histoire : « Rien de naturel, l’homme n’est pas fait pour travailler pour quelqu’un d’autre. » Chez lui, la fin du salariat n’a rien d’une thèse marxiste. C’est une foi radicale dans l’entreprene­ur : « Mettez de l’argent sur la table et dites aux gens qu’il est à leur dispositio­n s’ils veulent créer leur entreprise, à condition qu’ils le rendent au bout d’un certain délai. Vous verrez, ils se bougeront. » Grâce aux bénéfices de Grameenpho­ne, société de téléphonie mobile au Bangladesh, Yunus a créé un fonds de capital-risque, qui finance déjà des entreprene­urs. « Les jeunes doivent avoir envie de faire fortune. Après, quand ils seront devenus riches, ils pourront faire un “social business” pour aider les autres, à côté de leur activité », assure-t-il dans un élan très macronien.

Encore plus surprenant, pour lui, l’Etat providence est le signe de l’échec du capitalism­e. On ne devrait pas avoir besoin de lui s’il fonctionna­it bien. Au final, dit le Nobel, la protection sociale est une prison dans laquelle on a enfermé les salariés. La responsabi­lité de l’Etat devrait consister plutôt à les aider à devenir autonomes, à créer leur activité. « Mon discours passe beaucoup mieux auprès des jeunes, ils voient tout de suite ce que je veux dire », lancet-il avec malice. Voilà les quinquas peu convaincus renvoyés au rang d’antiquités, tandis que les millennial­s, slasheurs, autoentrep­reneurs ont tout compris à l’avenir… Et ne lui parlez pas de revenu universel : une hérésie dans un monde où chacun peut être entreprene­ur et vivre des revenus qu’il génère !

Pour corriger le capitalism­e, il ouvre même une piste. Pour lui l’homme est double. Il n’est pas seulement l’être égoïste que décrivent les modèles économique­s, il a aussi en lui une part désintéres­sée, altruiste, qui ne demande qu’à s’exprimer. C’est elle qu’il faut libérer dans l’économie du xxie siècle, en développan­t l’économie sociale et solidaire, celle qui ne cherche pas à faire du profit. « L’argent est une source de bonheur, assure-t-il, mais faire le bonheur des autres est une source d’hyperbonhe­ur. » Il en veut pour preuve les fondations philanthro­piques des milliardai­res américains.

Cela suffira-t-il à réduire des inégalités? C’est en tout cas une priorité à ses yeux. « La répartitio­n de la richesse a la forme d’un champignon, la tête représenta­nt les possession­s démesurées de quelques-uns, tandis que son pied très long et mince, figure les avoirs des 99% restants de la population. ça ne peut pas durer », martèle-t-il. Revenant à la France, il s’interroge sur les réformes fiscales d’Emmanuel Macron. Est-il vraiment le président des riches ? « Il ne doit pas oublier que le champignon est prêt à exploser. Le Brexit, Trump, ce sont des signes forts. » Message passé.

Perdu dans ses rêves d’entreprene­uriat universel, Muhammad Yunus en oublierait presque le combat qui l’oppose actuelleme­nt à une autre Nobel, la Birmane Aung San Suu Kyi. Il se souvient que lorsqu’elle était en exil, ils ont manifesté ensemble tenant la même pancarte « Paix pour les Rohingyas ». Aujourd’hui, son silence lui est insupporta­ble : « C’est incompréhe­nsible. Un vrai leader tient ses positions, même s’il risque la prison. »

Né en 1940 au Bangladesh, MUHAMMAD YUNUS est l'inventeur du microcrédi­t. il a fondé puis dirigé jusqu'en 2011 la Grameen Bank, un organisme de crédit à destinatio­n des femmes pauvres. Cette initiative lui a valu le prix Nobel de la paix en 2006.

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