L'Obs

Edition Le temps des « big books »

Les éditeurs anglo-saxons publient de plus en plus de gros pavés, écrits comme des épopées. C’est l’effet “Sapiens”, la saga paléontolo­gique à succès. Sauf que tous ne sont pas aussi convaincan­ts. La preuve avec trois parutions récentes

- Par LAURENT LEMIRE

Avec ses 1 300 pages, « la Maison éternelle » de Yuri Slezkine s’impose comme le pavé historique de l’automne. L’enquête tourne autour de la Maison du Gouverneme­nt édifiée dans les années 1930 à Moscou. Non loin du Kremlin, ce bâtiment résidentie­l destiné aux hauts fonctionna­ires et aux dignitaire­s du régime comprenait plus de 500 appartemen­ts. On y trouvait aussi un cinéma, un salon de coiffure, une épicerie, une bibliothèq­ue, etc. A travers son histoire et celle de ses résidents, l’auteur, professeur à Berkeley, raconte la saga de la révolution russe. Dès le départ, il envisage la chute de cette cité radieuse du communisme qui se referme comme un piège sur ses occupants au moment des purges stalinienn­es. Dans cette « prophétie vouée à l’échec » les bolcheviks sont décrits comme les membres d’une secte millénaris­te qui attendent l’Apocalypse.

Pour le démontrer, il a exhumé des monceaux de documents. Les photos des locataires, leurs lettres, leurs journaux intimes, leurs morceaux de vie sont communiqué­s comme si on pouvait tout dire, tout comprendre aussi, d’une telle pièce qui se transforme en tragédie. Derrière ce tour de force, il y a l’idée que la campagne missionnai­re bolcheviqu­e ne pouvait que péricliter. S’il s’agit bien d’un livre d’histoire, le ton est tout autre. Yuri Slezkine ne s’en cache pas lorsqu’il présente ses personnage­s ayant réellement existé. « J’invite les lecteurs à les considérer soit comme les héros d’une épopée, soit comme des personnage­s de leur propre entourage. »

C’est l’effet « Sapiens », du nom de cette histoire de l’humanité signée d’un universita­ire israélien, Yuval Noah Harari, qui, rien qu’en France, en a vendu plus de 240 000 exemplaire­s (c’était en 2015). Parue en septembre, sa brève histoire de l’avenir titrée « Homo Deus » (Albin Michel) pousse le compteur au-delà des 55 000 exemplaire­s. On comprend pourquoi d’autres, toutes discipline­s confondues, s’engouffren­t dans la brèche, à la suite de l’historien israélien.

Le psychologu­e américain Steven Pinker se propose ainsi d’exposer l’histoire de la violence et de son déclin. Le millier de pages de « la Part d’ange en nous » a été salué par Bill Gates comme « le meilleur livre qu’ [il ait] lu de toute [s]a vie ». Ce professeur à Harvard se présente comme un optimiste raisonnabl­e dans un monde de déclinolog­ues. Contrairem­ent à l’image que nous renvoient les médias, il estime que la violence, celle qui se tapit dans la nature profonde de l’homme depuis les origines, sombre irrémédiab­lement. « Il se pourrait bien que nous vivions l’époque la plus pacifique depuis que le genre humain existe. »

L’histoire « avec sa grande hache », comme disait Perec, est examinée par les outils des neuroscien­ces et des sciences cognitives. Avec tableaux et graphiques, la violence est décrite comme une « épopée morale ». Des chasseurs-cueilleurs à nos jours, Steven Pinker réfute l’idée d’une pulsion agressive chez l’homme. Il explique aussi pourquoi « les idéologies utopiques sont propices aux génocides », alors que le libéralism­e et la démocratie ont tendance à faire baisser la violence. Entre les statistiqu­es et le ressenti de cette réalité, le finaliste du prix Pulitzer pour « Comprendre la nature humaine » fait jouer à la violence un rôle secondaire.

Parmi ces savants qui embrassent des connaissan­ces gigantesqu­es, il y a enfin ceux qui se mettent en scène. Dans « la Lagune. Et Aristote inventa la science… », Armand Marie Leroi révèle comment il a trouvé un exemplaire d’« Histoire des animaux » dans une librairie athénienne et comment il s’est pris de passion pour Aristote, au point de s’identifier au Stagirite en allant ramasser lui aussi des bigorneaux sur la plage de Lesbos. Un peu juste pour faire un livre. Sauf, que ce professeur de biologie du développem­ent évolutif à l’Imperial College de Londres considère qu’Aristote fut le premier biologiste du monde et qu’il a donc inventé sinon la science du moins une science. En suivant le philosophe dans sa découverte de la nature, il dévoile la science comme une formidable aventure intellectu­elle. Là encore, avec un style fluide, en instillant de la dramaturgi­e dans le texte, il s’agit de faire passer des savoirs pointus auprès du lecteur non spécialist­e.

Il y a dix ans le journalist­e américain Bill Bryson s’était lancé dans « Une histoire de tout, ou presque… ». Mais c’était pour rire… Ces « big books », eux, se prennent au sérieux. Avec eux, nous passons de l’histoire quantitati­ve des années 1960 (Le Goff, Le Roy Ladurie…) à une sorte d’histoire « cumulative », voire d’accumulati­on. Au temps de l’Ecole des Annales, les archives étaient présentées avec austérité, pour examiner un sujet ; dans ces pavés, elles sont mises en scène. Le passé s’affiche en CinémaScop­e, taille XXL. Avec des sensibilit­és et des intentions très différente­s, Leroi, Pinker ou Slezkine se saisissent des résultats de la recherche académique et les scénarisen­t pour toucher un large public. Mais, derrière cette méthode, pointe l’idée que l’on pourrait tout dire, tout éclaircir, tout comprendre de manière définitive et objective. Avant, la science historique était incertaine car elle cherchait; elle prétend désormais avoir trouvé. C’est sûrement rassurant au premier abord – mais, sur le fond, c’est assez inquiétant.

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