Protestantisme La Réforme a-t-elle tenu ses promesses, par Olivier Abel
En 1517, un moine allemand dénonçait le trafic des indulgences, donnant le coup d’envoi à la rupture avec Rome. La Réforme fut un appel à vivre en adulte libre et responsable. Cinq siècles plus tard, le philosophe protestant Olivier Abel s’interroge : a-t
Le 31 octobre 1517, sur la porte de l’église de Wittemberg, en Saxe, un moine augustinien a chait 95 thèses contre le trafic des indulgences, qui permettait aux riches d’acheter leur salut en versant des dons à l’Eglise. Bientôt repris et imprimé partout, ce texte va déchirer la chrétienté. Pour le pape, qui finançait ainsi la construction de la basilique Saint-Pierre, et pour les grands banquiers de l’Italie florentine qui avaient le monopole de l’impôt ecclésiastique, c’est la moitié nord de l’Europe qui leur échappera bientôt. Mais pour Martin Luder (son nom d’origine), c’était d’abord une angoisse personnelle,
une question vitale : celle du salut. Il vient de découvrir que celui-ci n’est de toute façon jamais mérité. Il ne peut qu’être confié à Dieu, et nous ne pouvons que « lâcher prise », nous abandonner à la grâce de Dieu. Martin transcrit alors son nom en « Luther », en jouant sur le mot grec eleutherios, qui veut dire « libre ». En refusant que le salut puisse être acheté il se délivre de l’inquiétude qui le tenaillait. Mais il répond en même temps à une immense angoisse collective, et cette libération va bouleverser l’ordre établi.
Cette liberté, Luther l’a inaugurée par un geste auquel on ne prête pas assez attention : l’affichage. Plus encore que le contenu de ses thèses, c’est le choix de placarder tranquillement ce que l’on pense, de penser et de vouloir vraiment ce que l’on dit, qui a renversé le vieux monde. Luther n’était ni un saint ni un génie solitaire. Avec Erasme, Machiavel, Rabelais, Ignace de Loyola, Calvin et d’autres, il fait partie de ces hommes dont les débats intenses ont fait jaillir une époque nouvelle. Hannah Arendt s’étonnait du contraste entre ces balbutiements de la modernité, « explosion d’activité humaine si neuve, si riche de promesses », et son résultat désespéré au xxe siècle. Quelles sont ces promesses ? Les avonsnous perdues ? Ecrasées ? Enfouies ? Et s’il faut les comprendre pour mesurer où nous en sommes, pouvons-nous rêver de les réactiver ?
Comme le salut est l’affaire de Dieu seul, nous n’avons plus à nous en préoccuper : la Réforme fut avant tout un appel à l’« insouci de soi », rendant chacun disponible pour le soin des autres et du monde. Peu après le scandale de Wittemberg, en débat avec Erasme, Luther examine ce qu’il appelle le « serf arbitre ». Plus tard, La Boétie parlera de « servitude volontaire ». C’est que nous ne désirons rien moins que la liberté, et que celle-ci doit être délivrée. La liberté chrétienne, maître mot des réformateurs, c’est d’abord le désir de sortir de l’état de minorité religieuse, où il faudrait toujours des récompenses et des punitions, des mystères et des superstitions. Calvin écrivait, contre ceux qui disent qu’il faut nourrir le peuple de lait comme un enfant : « Jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent pas jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait. » Se trouve ainsi récusée l’idée libertine, si souvent présente encore chez bien des intellectuels français, que, même si on n’y croit pas, la religion est bonne pour le peuple. La Réforme fut un appel à vivre en adultes. Elle fut un incessant exercice de sincérité, comme chez Rousseau. Tout cela se traduit par une morale de l’émancipation et de la responsabilité, quitte à briser le confort et les conformismes.
AFFICHER, AFFIRMER, C’EST PROTESTER
Afficher, affirmer, c’est, dans le langage de l’époque, protester. Dès lors qu’elle est une exigence de Dieu, la liberté de protester est pour chaque chrétien fondée en dehors des autorités civiles ou même ecclésiales, qui sont en quelque sorte relativisées et ramenées au rang de coutumes variables. On trouvera la traduction militante de cette liberté au xviie siècle, lors de la première révolution anglaise, la révolution « puritaine » (car les puritains, contrairement au préjugé français, sont des révolutionnaires radicaux) : le poète John Milton, auteur du « Paradis perdu » plaidera le droit de quitter son Eglise, le droit de se séparer de son roi, le droit de divorcer, la liberté totale de la presse, etc. Lorsque nous regardons les troubles de l’époque, la Genève de Calvin, la révolution anglaise, nous avons du mal à comprendre après coup l’énergie terrible qu’il a fallu pour faire éclater le vieux monde. La Réforme s’est toujours mieux adressée à des dissidents, à des exilés, à des rescapés.
Mais si la société n’est plus fondée de droit divin, elle devient un pacte, un librelien. L’épopée occidentale de l’émancipation a souvent oublié que les deux gestes étaient indissociables : pas de rupture sans nouvelle alliance, pas de liberté sans engagement. Il faut pouvoir se délier, mais c’est pour se re-lier et rendre possible un lien nouveau. C’est à cette
lumière qu’il faut relire toutes les philosophies politiques du pacte, y compris du pacte conjugal. Les réformateurs ont inventé le divorce moderne, Calvin donnait un droit égal aux femmes et aux hommes en la matière. Mais c’est justement parce qu’ils avaient une conception très positive du couple, voulu par Dieu (Adam et Eve). Le moine Luther fait fermer les monastères et se marie. Comme on le voit dans le livre biblique du « Cantique des Cantiques », la conjugalité n’est pas subordonnée à la filiation, elle peut être vécue comme une fidélité, un plaisir, une conversation libres.
Parmi les « promesses » de la Réforme, il y a la question, souvent caricaturée, du travail et de l’argent. L’argent doit cesser d’être magique ou démoniaque pour devenir sobrement un instrument – mutation des mentalités où Max Weber a vu l’un des ressorts du développement du capitalisme. Cette sobriété et cette « démagification » s’appliquent plus généralement à la technique et à l’usage du monde. Parce que Dieu est transcendant, radicalement autre et extérieur au monde, le monde est désensorcelé, mesurable (Descartes devient possible). Mais pour Calvin, qui décrit les créatures comme désirant se parer pour se montrer mutuellement et devant Dieu, la Genèse est un poème, et non un traité scientifique sur l’origine du monde. Bref, le monde n’est ni un instrument désenchanté dont nous pourrions abuser, ni le règne de Satan voué à l’Apocalypse. Le monde est un fragile et merveilleux jardin que nous devons cultiver ; notre travail et nos oeuvres ne sont qu’un « rendre grâce ».
SOLITUDE VOLONTAIRE
Enfin, l’affichage public de Luther s’inscrit dans le contexte de l’invention de l’imprimerie. La Réforme multipliera les traductions de la Bible en langues vernaculaires, qui deviennent des langues autorisées. Tous auront désormais l’accès aux Ecritures, sans passer par la médiation du monopole ecclésial. C’est un moment extrêmement dangereux, car les Ecritures saintes pourraient justifier n’importe quoi. D’où l’intense effort pour former des pasteurs qui soient des « humanistes », des interprètes crédibles, sachant lire le grec et l’hébreu. Effort aussi pour que tout le monde apprenne à lire : à Genève les vieux sont envoyés à l’école, gratuite et obligatoire ! Il faut apprendre à déchiffrer les signes, qui ne sont plus des preuves de la présence divine, mais des incitations à interpréter. Cet exercice de lecture personnelle éduque l’esprit critique, mais aussi une sensibilité à la diversité des régimes littéraires. La Bible contient des récits, des prescriptions, des
prophéties, des hymnes et lamentations, des chroniques, des proverbes, des paraboles, des fables, des lettres, des grands discours, des dialogues, etc. Un indice de cette variété : les enseignants du Cned (enseignement à distance) sont aujourd’hui frappés de voir combien les enfants de Tsiganes évangéliques savent mieux que d’autres distinguer les genres littéraires et le pacte de lecture qu’ils impliquent.
On le voit à cette énumération, les implications du geste de Luther sont immenses et nombreuses. Mais ces promesses avaient leurs versants obscurs. Ce sont eux que je veux maintenant regarder en face.
La délivrance de l’angoisse du salut, l’insouci de soi retourné en soin du monde ? Il n’est qu’à regarder le protestantisme contemporain pour voir combien il a luimême rebasculé dans le souci de soi, dans la recherche par chacun de son petit salut.
La responsabilité individuelle ? Aujourd’hui nous découvrons surtout la fragilité des individus, la fatigue d’être soi, les effondrements qui dévoilent nos irresponsabilités.
Le libre-pacte ? Quiconque connaît la situation des contrats précaires aujourd’hui mesure l’affaissement et la déchéance de l’idée d’alliance.
La libre-conjugalité ? On peut se demander jusqu’où ira la féroce et très individuelle discipline de la véracité. Trop souvent, l’émancipation à laquelle on a abouti est un narcissisme, une solitude volontaire.
Le sobre usage des instruments techniques et économiques ? A l’heure de la mondialisation, du réchauffement climatique et de la dévastation de la planète, la raison instrumentale écrase tout, sauf justement le magique et l’apocalyptique qui prolifèrent dans nos imaginaires.
RELIGION PORTATIVE
Le pire, avec le destin désenchanté de la modernité européenne et occidentale, est que nous en sommes venus à détester cela même que nous souhaitions si vivement, et pour quoi nous avons tant sacrifié. C’est pourquoi les promesses de la Réforme, un demi-millénaire plus tard, peuvent apparaître si compromises. A moins qu’on ne les mesure à l’aune de leur intention initiale, et de ce qu’elles comportent d’inachevé. La Réforme ne visait nullement à justifier la démocratie libérale, ni l’affairement capitaliste, ni cet exercice de sincérité anorexique qu’on appelle individualisme et qui gouverne jusqu’à notre prêt-à-porter. Les gestes de ruptures de Luther ou Calvin valent mieux que cela. Leur projet n’était pas le libéralisme, si respectable soit-il, mais bien la reconnaissance de notre liberté, et de ce qu’elle implique. Mais voilà : admettre cet écart entre l’intention et le résultat a pour conséquence de placer le protestantisme face à sa responsabilité envers le monde actuel, envers une émancipation devenue servitude à soi, solitude volontaire, envers une émancipation devenue évasion hors d’un monde dévasté.
Le protestantisme aurait donc une responsabilité ? Une telle proposition fera peut-être sursauter ceux pour qui la religion doit s’interdire de se mêler des affaires du monde. Je pense à l’inverse que les religions sont concernées par le monde, et qu’elles nous reviennent plus ensauvagées d’avoir été niées. C’est pourquoi il me faut désormais passer à la première personne. Si, né protestant, j’ai décidé de le rester, ce fut pour transformer un hasard de naissance en une approbation – mais une approbation critique. Parce que la liberté de rompre m’a été donnée, j’ai pu reconnaître mon attachement. Comme l’écrivait Paul Ricoeur, j’appartiens à ma culture « comme je suis lié à mon corps. Je suis en-situation-de-civilisation et il ne dépend pas plus de moi d’avoir une autre histoire que d’avoir un autre corps ». La capacité de dire « je » se découvre indissociable de celle de dire « nous », qui permet d’enjamber les différends et les générations, et je tiens à ce sujet pluriel.
Nous sommes dans un monde de populations déplacées, de rescapés, et le protestantisme lui convient parce qu’il est une religion minimale, une religion portative, qui se contente de peu. Un protestantisme inconnu nous revient par le boomerang de la mondialisation — Kinshasa, ville francophone aussi peuplée que Paris, est largement protestante, et cette même culture néo-protestante est à l’oeuvre dans nos banlieues. Cela nous effraie, mais il faudra bien que la France un jour prenne à bras-le-corps ce défi colossal. La responsabilité des protestants français aujourd’hui, dans le cadre d’une laïcité vive, c’est d’exister assez pour accueillir les autres. Je le redirai avec les mots de Paul Ricoeur : pour accueillir un autre que soi, il faut avoir un soi. Il faut que nous soyons nous-mêmes en état de créativité suffisante pour pouvoir saluer et accueillir la créativité cultuelle et culturelle des nouveaux venus.
Afficher, affirmer, protester ensemble, aujourd’hui plus que jamais : cela vaut pour les protestants comme pour les autres.
LA RÉFORME NE VISAIT NULLEMENT À JUSTIFIER LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE, NI L’AFFAIREMENT CAPITALISTE, NI L’INDIVIDUALISME. LES GESTES DE RUPTURES DE LUTHER OU CALVIN VALENT MIEUX QUE CELA.