Passé/présent : Les monuments aux morts
Cette année, la sortie de l’excellent “Au revoir là-haut” d’Albert Dupontel, tiré du roman de Pierre Lemaitre, incite à regarder d’un autre oeil les édifices dédiés aux soldats disparus
L’idée de faire graver dans la pierre le souvenir des batailles n’a rien de neuf. Des basreliefs égyptiens célébrant les succès de Ramsès II à l’Arc de Triomphe chantant ceux de Napoléon, les monarques ont, depuis toujours, fait ériger des monuments à la gloire de leurs guerres. Le fait d’y associer le nom des soldats qui les ont faites est en revanche fort récent. Pendant des millénaires, la troupe, la piétaille, représente une masse dans laquelle on aurait bien du mal à distinguer des individus. Alors les nommer! A en croire une passionnante exposition qui se tient au Musée de l’Armée, à Paris (1), la plaque métallique qui sert à identifier chaque soldat n’apparaît qu’au moment de la guerre de Sécession (1861-1865). Signe qu’à cette époque l’individualisme progresse. La fin du xixe voit aussi émerger une idéologie nouvelle, le nationalisme, ou la transformation de l’amour de la nation en une idolâtrie. Une religion morbide qui ne voit de grandeur que dans le martyre. Barrès, son grand prêtre, n’est-il pas le chantre de « la terre et [des] morts » ?
Symptomatiquement, les premiers monuments célébrant par leurs noms les militaires tombés au combat surgissent dans ce double contexte. On en voit en Allemagne, qui honorent les disparus des diverses guerres d’unification nationale. On en voit en France, qui rendent hommage à ceux tombés lors de la guerre contre la Prusse de 1870. En 1887, un professeur alsacien, exilé à Paris après l’annexion de sa province natale, fonde Le Souvenir français, une association qui se donne pour but de faire vivre à jamais la mémoire des Français qui ont donné leur vie à la patrie. Elle aura bientôt de quoi faire.
Par mille côtés, la Première Guerre mondiale est en ligne directe fille du nationalisme. Les peuples qui en sont imprégnés sont d’autant plus portés à célébrer le culte des morts qu’il y en a à revendre. Sur les 60 millions de soldats qui, entre 1914 et 1918, ont été envoyés au front de par le monde, 9 millions ne sont pas
revenus. Dès le lendemain de l’armistice, chaque belligérant, en pansant ses plaies, cherche à assumer ce deuil incommensurable et le fait à sa façon. En Allemagne, la tendance générale est de faire inscrire les noms des disparus dans les registres paroissiaux ou sur des plaques posées dans les temples et les églises. L’Australie invente les « avenues de l’Honneur », des routes plantées d’arbres, dont chacun symbolise un fils perdu. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, on passe plutôt par les war memorials, des édifices monumentaux qui valent pour tout le pays et tous ses morts, comme le Liberty Memorial, érigé à Kansas City, dans le Missouri, ou le Cenotaph (2), situé sur Whitehall, à Londres, juste à côté du Parlement. De part et d’autre de la Manche, est née aussi l’idée de célébrer tous ceux qui se sont battus en honorant les restes d’un combattant dont on ne connaît pas le nom. Le 11 novembre 1920, au même moment, Britanniques et Français organisent chacun le transfert de leur «soldat inconnu». Les premiers placent son cercueil à Westminster Abbey, une église, les seconds sous l’Arc de Triomphe, un édifice civil. Dans un Etat qui s’est séparé de l’Eglise quinze ans plus tôt, la religion patriotique, contrairement à ce qui se passe ailleurs, ne peut être que laïque. Dans la foulée, toutes les communes françaises, les unes après les autres, veulent honorer leurs enfants disparus au front. En quelques années, 36000 monuments voient le jour sur les places des villes et des villages. A l’oeil indifférent, le style, marqué par un dolorisme kitsch, en paraît monotone. Une litanie de « A nos enfants morts pour la France », une sinistre succession d’obélisques et de poilus. Le spécialiste pourtant discerne dans l’ensemble une grammaire particulière, qui comporte des spécificités régionales. En Alsace-Lorraine, la plupart des soldats sont tombés sous l’uniforme allemand. La mention de rigueur est donc un prudent « A nos morts », qui a l’avantage de ne blesser personne. Ailleurs, on peut deviner dans l’emplacement de l’édifice dans le village – contre l’église, à côté de l’école, face à la mairie – les sentiments plus ou moins catholiques ou républicains du conseil municipal. L’oeuvre elle-même nous en dira encore plus sur sa tendance. Une ode à la victoire, avec couronne de laurier et fusil dressé, signe la droite nationaliste et revancharde. La gauche préférera marquer le chagrin du deuil et de la perte. On trouve même, particularité française, quelques monuments virulemment pacifistes. Le plus emblématique, érigé en 1922 par un maire socialiste, se trouve à Gentioux, dans la Creuse. On y voit un écolier de bronze tendre un poing rageur vers cette inscription : « Maudite soit la guerre ». L’Histoire ne nous dit pas si l’enfant qui a servi de modèle à la statue a eu à faire la suivante.