L'Obs

Le dessin de Wiaz

- Par MARIE DARRIEUSSE­CQ Écrivain

Le sommeil est démocrate. Un homme qui dort ne donne d’ordre à personne. « Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, balance où s’égalisent le pâtre et le roi » : ainsi songeait Don Quichotte en regardant Sancho Pança ronfler « sans que les soucis, les dettes et le chagrin l’en empêchasse­nt ». Don Quichotte était un insomniaqu­e de base, tourmenté jusqu’à la folie. Notez qu’il ne dormait pas avec Sancho Pança : il le regardait dormir. Avec qui peut dormir l’insomniaqu­e, en effet ? Emmanuel Macron ne dort que quatre heures par nuit, sans fatigue – jupitérien­ne vigilance. J’ignore s’il dort avec Brigitte, mais la question de dormir seul ou à deux, ou à plusieurs, est cruciale dans tous les styles d’insomnie.

Les Ifaluk sont les quatre cent trente habitants d’une île minuscule émergeant à quatre mètres au-dessus du Pacifique, loin de toute autre terre. Quand ils ne vont pas bien, les Ifaluk ont tendance à mal dormir, comme tous les Terriens. Mais ils se tiennent passionném­ent compagnie, à vingt dans la même case, et s’étonnent du choix de Catherine Lutz de dormir seule dans la sienne. Catherine Lutz est une anthropolo­gue venue les étudier : « La dépression est-elle universell­e ? » est le titre ambitieux choisi en français pour son petit essai, fruit de sa visite chez eux. Dormir à vingt ou dormir seule : on comprend que l’insomnie, si elle existe sur cette île, n’y est pas la même qu’à Londres ou à Tokyo. Et la perte, le deuil, l’exil ne s’y disent ni ne s’y vivent de la même façon. Mais Lutz ne conclut que par une hypothèse d’une grande modestie : « Tous les groupes humains estiment que certains événements posent problème, et essaient de leur donner du sens. » Son livre date de 1985 (traduit en France en 2004). Une des pistes en 2017 pour ces « certains événements qui posent problème » serait peut-être de s’aviser que les humains ne vivent pas seuls sur cette planète, mais qu’ils y sont en compagnie des animaux, des arbres, des bactéries, de tous les animés du monde, et aussi des inanimés, des cailloux, de l’eau, de l’humus, du sol… C’est l’orientatio­n que suggère Bruno Latour dans son essai « Où atterrir ? » Car ce qui nous empêche de dormir, c’est sans doute l’état de cette planète, et l’ensemble des questions politiques ainsi résumées par Latour : « A quoi tenez-vous le plus ? Avec qui pouvez-vous vivre ? Qui dépend de vous pour sa subsistanc­e ? Contre qui allez-vous devoir lutter ? Comment hiérarchis­er l’importance de tous ces agents ? » De nos réponses collective­s dépend le sol que nous léguerons à nos enfants.

Cioran avait trouvé sa solution, dans les années 1980 – autant dire dans un autre monde. Il proclamait sa solitude. J’ai souvent cité Cioran dans cette chronique : c’est le champion de l’insomnie. Dans le seul entretien qu’elle a jamais accordé (à Norbert Dodille, en 1997), son épouse, Simone Boué, explique que chez eux « c’était tellement petit qu’on a pensé qu’on finirait par s’entre-tuer. Et Cioran, qui avait l’habitude de se lever et de se coucher à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, a compris qu’on ne pourrait pas tenir ». Il a « vissé à la diable des plaques d’Isorel, à toute vitesse », et ouvert une pièce en plus au-dessus de leur chambre. Le climax de cet entretien insomniaqu­e est sans doute le moment où ces deux hiboux sont contraints de dormir dans un camping municipal : « Ça a été l’horreur. » Dormir seul et fuir toute promiscuit­é, éviter absolument les autres, voilà le secret d’une insomnie parfaiteme­nt réussie.

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