“PLUS LIBRES, MAIS PLUS ANGOISSÉES QU’AUTREFOIS”
Catherine Monnot est docteure en anthropologie sociale et culturelle. Elle est l’auteure de “Petites Filles d’aujourd’hui. L’apprentissage de la féminité”(*)
Quelles différences constatez-vous entre les fillettes d’aujourd’hui et leurs grand-mères au même âge ?
Il n’y a pas grand-chose de commun entre les petites filles des années 1950 et celles des années 2010. Avant cette époque, on ne parlait pas d’adolescence. A 12-13 ans, elles se projetaient directement dans l’âge adulte, en particulier dans les milieux populaires, qui constituaient 70% de la population française. Avant l’avènement de la classe moyenne, la majorité des fillettes n’allait pas au lycée et ne passait pas le baccalauréat. C’était réservé aux jeunes filles des milieux aisés, qui pour la plupart recevaient leur enseignement des bonnes soeurs, avec des matières enseignées différentes de celles des petits garçons. Dans les milieux ruraux, dès 12 ans, elles arrêtaient l’école et aidaient aux champs. En ville, elles allaient à l’atelier ou entraient en apprentissage. Leur vie et leur horizon étaient presque exclusivement tracés par leur origine sociale. Elles avaient des rêves, certainement, mais des rêves à la portée de leur classe. A la campagne, dès 15 ans, des femmes étaient chargées de les préparer au mariage, en leur apprenant la couture et la cuisine. Il n’y avait pas de projection individuelle dans leur avenir, ni cette injonction à l’épanouissement personnel que l’on retrouve aujourd’hui. Même s’il y avait des exceptions, les destins des petites filles à cette époque étaient tout tracés. Un destin profondément matrimonial et familial. Aujourd’hui, nos sociétés modernes ont mis la liberté au centre de nos préoccupations. C’est un outil formidable d’émancipation et de remise en question des normes et des carcans, et sans doute la seule façon digne et humaniste de vivre de notre point de vue contemporain, mais cette liberté est source d’angoisses existentielles pour tous les individus. Même pour les petites filles !
Elles seraient donc plus angoissées ?
Tout à fait, ou au moins d’une autre manière. D’une part, elles sont confrontées à la multitude des choix possibles : une femme aujourd’hui n’est plus seulement mère ou épouse, elle se définit aussi par son travail. Grâce à l’école gratuite, tous les métiers sont théoriquement ouverts à toutes les petites filles. Ne pèsent plus sur elles de façon aussi claire le destin et un collectif qui les contraint à vivre une vie qu’elles subissent. Mais, paradoxalement, ce trop-plein de choix les angoisse, de plus en plus tôt. D’autre part, elles ne sont plus préservées de la marche du monde, auquel elles ont accès grâce à tous les outils qu’elles ont à disposition. Il y a cinquante ans, les enfants n’avaient tout simplement pas les moyens d’élaborer et de penser le monde de la même façon. Leurs référents étaient leur cellule familiale, plus ou moins politisée, ou leur instituteur. Or les enfants d’aujourd’hui n’ont pas toujours les filtres pour décrypter les images et les informations qu’ils reçoivent en pleine face. C’est parfois perturbant de se projeter dans l’avenir lorsqu’il paraît si angoissant.
Quel rapport entre tiennent-elles avec la féminité?
La question du genre est centrale à cet âge-là. On le voit chez Esther, d’ailleurs : le jour où elle reçoit la doudoune de ses rêves, le jour où elle se fait une queue-de-cheval sont des événements qui, s’ils nous paraissent anodins, sont cruciaux pour elle car ils marquent l’accès à une nouvelle classe d’âge avec ses codes vestimentaires et esthétiques précis. Cela montre l’injonction de genre encore très forte pour ces nouvelles générations. Même si elles ont intégré les discours sur l’égalité filles-garçons et qu’elles pratiquent de plus en plus de sports dits « masculins », comme le foot, la boxe ou le rugby, physiquement, elles restent dans des projections culturellement très anciennes : une fille doit être jolie, à la mode et séduisante. Il faudra du temps avant qu’elles puissent se libérer de ces normes d’apparence. (*) Ed. Autrement, 2009.