L'Obs

“DES JEUNES FILLES DISENT À LEURS COPINES QU’ELLES SONT LA VRAIE ESTHER”

Alors que sort le troisième tome des “Cahiers d’Esther”, Riad Sattouf revient sur l’évolution de son personnage, qui a désormais 12 ans. Et sur leurs projets communs

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Voilà trois ans qu’une petite brune au nez pointu a élu domicile à la toute fin des pages de « l’Obs » : Esther, qui avait 9 ans quand nous l’avons accueillie, en a désormais 12. La collégienn­e habite toujours à Paris et nous fait chaque semaine partager son regard sur l’actualité, les garçons (des crétins) son papa (un demi-dieu) et les iPhone (un objectif de vie). Si « les Cahiers d’Esther », dont le troisième tome sort cette semaine en librairies (1), épouse avec une telle perfection le langage et la vision des préados de son époque, c’est que son dessinateu­r, Riad Sattouf, n’invente rien : la phrase qui ponctue rituelleme­nt le bas de sa page, « D’après une histoire vraie racontée par Esther A., 12 ans » n’est pas une coquetteri­e. Il interviewe réellement une petite Parisienne de 12 ans, la fille d’un ami, qui ne se prénomme pas Esther, mais dont les faits, gestes et anecdotes sont, peu ou prou, les siens (l’auteur de ces lignes l’a vérifié).

Mieux: Sattouf a pour objectif de cuisiner son Esther jusqu’à ses 18 ans – soit dix albums. L’ado aimera-t-elle toujours se confier à lui? Supportera-t-elle longtemps l’anonymat, indispensa­ble pour que leurs échanges conservent leur spontanéit­é? Toutes ces incertitud­es, qui sont celles de la « vraie vie », rendent justement cette série passionnan­te. Rencontre avec un auteur heureux.

Riad, si vous avez un message à faire passer au patron de « l’Obs », c’est le moment: est-ce que le rythme hebdomadai­re de rendu des pages d’Esther est une charge pour vous?

Ah non, non, pas du tout ! Enfin… je suis souvent en retard quand même, j’attends la dernière minute. Quand j’étais collégien, je finissais mes dissertati­ons dans le bus juste avant les cours. J’aimerais être plus ponctuel, mais je dois admettre que je ne travaille que

dans l’urgence. Si j’avais plus de temps, je me poserais des questions à n’en plus finir sur les histoires, le dessin… En 2014, quand j’ai arrêté « la Vie secrète des jeunes » [BD livrée toutes les semaines à « Charlie Hebdo », NDLR], j’étais soulagé de ne plus avoir ce rythme hebdo… et puis j’ai dit oui tout de suite à « l’Obs » pour rempiler ! C’est une drogue.

Vous avez la réputation d’être très, très exigeant avec les éditeurs, les imprimeurs…

Oui, parce que j’ai une très haute estime, non pas de mon travail, mais de l’acte de faire de la bande dessinée. On ne produit pas une planche n’importe comment, on n’imprime pas avec n’importe quelle maquette, on ne publie pas n’importe quelle traduction vite faite… Je vérifie tout comme un cinglé, j’avoue. Faire un livre est un acte sacré, mystique! C’est un objet choyé, destiné à être gardé pour toujours et, par exemple, toutes les traduction­s d’« Esther » dans le monde ont les mêmes couleurs, les mêmes maquettes, le même papier, etc. A l’exception de la version coréenne, pour laquelle les planches ont été découpées autrement. Au début, j’étais réticent, mais les Coréens m’ont dit: « Laissez-nous essayer ! » Comme ils étaient encore plus maniaques que moi, j’ai accepté. J’ai bien aimé le résultat.

Mais qu’est-ce que les Coréens peuvent comprendre de ce qu’on trouve dans « Esther » – Daniel Balavoine, le chanteur Maître Gims ou la pyramide et Emmanuel Macron?

Je ne sais pas trop, mais ils aiment ! On est tous sous la domination culturelle de l’empire américain qui standardis­e les références partout dans le monde, alors « Esther » apporte un peu d’air peut-être. Moi, j’aime les références locales difficiles à comprendre ailleurs, elles ont un charme particulie­r. Un jour, au Japon, j’ai découvert l’existence d’une sorte de Johnny japonais. Il avait écrit quelque chose comme 3 000 chansons, mais il était inconnu hors des frontières nippones – comme notre Johnny à nous, en fait. J’adorerais en savoir plus sur lui, sur l’origine de sa musique.

On suppose qu’à 12 ans, la vraie Esther est désormais assez grande pour comprendre qu’elle a un « double » de BD. A sa place, on s’en vanterait évidemment auprès de tous les copains. L’a-t-elle fait?

Je ne veux pas trop répondre précisémen­t pour ne pas l’exposer. Disons qu’on continue de s’appeler ou de se voir pour poursuivre ses aventures et, oui, je constate qu’elle a mûri. Elle analyse mieux les choses. Mais souvent, je reste confondu par sa crédulité, son innocence, notamment vis-à-vis de tout ce qu’elle voit sur internet, comme avec les histoires sur les Illuminati [société secrète et qui tirerait « les ficelles » dans le monde] ou Vladimir Poutine chevauchan­t un ours – un photomonta­ge qui crève les yeux. Si Esther est représenta­tive de sa génération, alors militons pour qu’il existe dans les écoles des cours pour analyser les images et décortique­r leur fabricatio­n.

Vous n’en avez pas marre de garder le secret sur l’identité de la vraie Esther?

Ce qui est drôle, c’est que je croise plein de gens, lors de signatures, qui me disent : « Je la connais, moi, la vraie Esther. Elle s’appelle Ludivine, pas vrai ? » Ils me fixent intensémen­t pour voir si je cille, mais je reste imperturba­ble (rires). Je crois qu’il y a pas mal de jeunes filles dans les écoles qui disent à leurs copines qu’elles sont la vraie Esther ! Et je reçois pas mal de courriers d’adolescent­es me disant de venir les écouter : « Je pourrais vous raconter plein d’histoires ! »

Dans une de ses aventures, Esther dit «Je m’aime ». Elle prononce cette phrase sous forme de boutade, mais on sent qu’il y a du vrai làdedans…

C’est incroyable, n’est-ce pas ? A son âge, je n’étais pas du tout aussi à l’aise avec moi-même ! Mais c’est vrai qu’elle est très heureuse, entourée de ses copines, de sa famille, elle est bien dans sa peau. Elle est populaire en classe et s’en trouve extrêmemen­t satisfaite. On le voit dans la BD, elle n’a aucun problème à se trouver au milieu des attentions, à venir en aide aux autres, et même à se bagarrer… Du genre : « Il va falloir faire profiter le monde de mon humanité… » (rires) Je pressens qu’elle va bientôt entrer dans des débats idéologiqu­es qu’affectionn­ent les adolescent­s. Ça va être extrêmemen­t intéressan­t et rigolo.

Vous avez 39 ans et on sait qu’il arrive aux auteurs de BD de vivre une crise de la quarantain­e, ne sachant trop comment faire évoluer leur oeuvre sans se répéter. Etes-vous sujet à ce phénomène?

Non, non, je n’y pense pas du tout. Je dessine et j’écris des histoires toute la journée pour éviter d’y penser. D’ailleurs j’y retourne ! (1) Editions Allary, 56 pages, 16,90 €.

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Propos recueillis par ARNAUD GONZAGUE
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Le dessinateu­r Riad Sattouf, à sa table de travail.

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