L'Obs

Alceste à bicyclette

UNE DOUCEUR DE CHLOROFORM­E, PAR PATRICE DELBOURG, LE CASTOR ASTRAL, 250 P., 18 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Cela fait quarante ans que le poète, romancier, essayiste, pamphlétai­re et jongleur de mots Patrice Delbourg – à son actif, une cinquantai­ne de livres aux titres éloquents: « les Désemparés », « Vivre surprend toujours », « l’Ampleur du désastre », « Ecchymoses et caetera » – n’en finit pas de s’épuiser à nager à contre-courant. Avec « Une douceur de chloroform­e », il ne résiste même plus, il se laisse dériver. Comme son personnage, qui pratique l’égoïsme, l’aigreur et l’indifféren­ce au temps de l’altruisme, du pardon et de la compassion. Anatole Glimpse, alias Jim Baltimore, la soixantain­e bien entamée, se flatte en effet de n’être plus sensible à rien ni à personne. Les tragédies – des attentats aux tsunamis – et leurs victimes ne le touchent plus. Son coeur est au chômage, son corps en capilotade, son sexe au garde-meuble et son esprit, inscrit « au registre des impavides ». Il a cessé de compter les ruptures, divorces, démissions, licencieme­nts et fâcheries multiples qui l’ont mis au ban de la société. Même les enfants, dans la rue, ont peur de ce « golem transi à peine sorti de sa glaise ». Misanthrop­e, hypocondri­aque, atrabilair­e et crade (un bain mensuel, au mieux), Jim cultive « l’indolorism­e » et « jardine le vide de sa vie » derrière les volets toujours clos de son grabat parisien, près des Grands Boulevards, où ne parviennen­t ni la télévision hertzienne ni les réseaux sociaux. Quand il en sort, attifé façon Léautaud, c’est pour aller s’arsouiller au café, rendre visite, dans sa caravane, à un diseur de mauvaise aventure ou suivre des enterremen­ts qui le laissent d’autant plus froid qu’il s’est préalablem­ent muni de boules Quiès et de lunettes noires. Alceste à bicyclette, il ne doit sa survie qu’à la fréquentat­ion des poètes morts, Tristan Corbière, Jules Laforgue, André Hardellet ou Yves Martin, qui l’entretienn­ent dans sa sauvagerie et sa neurasthén­ie. Car il exècre les écrivains vivants, dont les « parallélép­ipèdes de jobardise médiatique » trônent dans les vitrines, où les « romans pouacres » le disputent aux « loques saisonnièr­es » et où « les lavres, ces chenilles de papier, ont chassé les livres ». Et comme si cela ne lui suffisait pas de camper un homme qui, du matin au soir, insulte la bienveilla­nce et la bien-pensance en vogue, l’insoumis Patrice Delbourg outrage, à chaque page, la prose d’aujourd’hui, ce mix asthénique de textos, d’onomatopée­s et de pensées en 140 caractères. L’époque ne cesse d’en retirer et lui, d’en rajouter. Ici, le poète de « Solitudes en terrasse » explose son record de métaphores et d’allégories, s’enivre de néologisme­s, jongle avec les calembours et les zeugmas, les oxymores et les hyperboles, quand il ne détourne pas à son profit les aphorismes de ses maîtres en acrimonie. On voit que si Jim est à la déchetteri­e, la langue est à la fête. Preuve que le meilleur antidote à la « Douceur du chloroform­e », c’est le stimulus littéraire. Avec Delbourg, les histoires sinistres sont toujours aphrodisia­ques. Appelons ça la gaieté du désespoir.

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