Pourquoi tant de haine?
Républicains, laïcs, francs-maçons, implantés dans le même département : Valls et Mélenchon avaient tout pour s’entendre. Et pourtant…
D’eux, on ne peut pas écrire : « Ils se sont tant aimés ! » Ni qu’ils se sont détestés. JeanLuc Mélenchon et Manuel Valls, qui se côtoient depuis vingt-cinq ans, se sont longtemps ignorés. Question de génération, peut-être. Comment comprendre alors qu’ils en soient venus là ? A se balancer les injures les plus ignobles – « nazi! », « antisémite! », « ordure! ». A presque s’accuser, comme aux heures les plus sombres, d’intelligence avec l’ennemi, celui-ci revêtant les habits, tantôt de « l’islamo-gauchisme » (Mélenchon), tantôt de « l’extrême droite israélienne » (Valls). Bref, pourquoi tant de haine ? Conflit entre deux castagneurs de « l’ancien monde », perdus dans une arène politique qui vient de connaître un bouleversement sans égal dans l’histoire de la Ve République? Un tribun flamboyant, amoureux des mots, d’un côté. Un pragmatique, obsédé par l’action et l’efficacité, de l’autre. Ou bien faut-il chercher ailleurs, dans leur histoire commune, les raisons d’une telle violence, peu habituelle, même dans un monde politique qui pourtant en a vu d’autres ?
Au travers de leurs trajectoires – l’un et l’autre ont adhéré au Parti socialiste peu avant l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand –, c’est avant tout la déchéance, puis la mort d’une certaine gauche que l’on raconte. Une gauche gestionnaire, sans colonne vertébrale, la gauche de Hollande, de Sapin. Une gauche dont la base sociale – « la classe moyenne ascendante des années 1970 » – a disparu, ainsi que l’a récemment expliqué Mélenchon dans une excellente interview à l’hebdomadaire « le 1 ». Valls et Mélenchon, chacun à leur
façon, ont fait le choix de la radicalité, l’un vers un « social-libéralisme » autoritaire, l’autre vers un socialisme de combat, mâtiné d’écologie, contre les oligarques, les médias, les impérialismes. Les fameuses deux gauches irréconciliables, formule simpliste, mais qui a l’avantage de faire comprendre de quoi on parle.
Valls, Mélenchon : à trop avoir écartelé le Parti socialiste, chacun a fini par l’abandonner. Ils en sont des survivants. L’un, Mélenchon, porte beau, malgré des signes d’essoufflement : 7 millions de voix à la dernière présidentielle, leader du groupe parlementaire La France insoumise. L’autre, Valls, traîne les stigmates d’une gueule cassée (comme ce bouc démodé) : isolé, vilipendé par ses anciens amis, et pour sa politique quand il était Premier ministre, et pour son ralliement à Macron (sans oublier son élection à l’Assemblée, contestée devant le Conseil constitutionnel).
En examinant leurs parcours avec attention, on réalise cependant que Valls et Mélenchon partagent plus qu’ils ne veulent bien le dire. Les origines espagnoles – catalanes pour le premier, andalouses pour le second –, une éducation catholique. Mais avant tout le goût de l’ordre, le sens de l’organisation. Tous deux sont des apparatchiks, des professionnels de la politique. Biberonnés au syndicalisme étudiant, passés l’un et l’autre par l’Unef (à Besançon pour Mélenchon, qui venait de l’OCI, une organisation trotskyste; à Tolbiac pour Valls). Un à un, ils ont grimpé les échelons du Parti socialiste. « Premier fédéral », en Essonne (Mélenchon), dans le Vald’Oise (Valls). Animateurs de courants : la Gauche socialiste pour le premier, les Clubs Forum – les jeunes supporters de Rocard – pour le second. En 1986, ils sont chacun élus pour la première fois : Mélenchon devient le plus jeune sénateur de France (35 ans), Valls le plus jeune conseiller régional d’Ile-de-France (24 ans). Ascensions parallèles, comme dans un générique d’« Amicalement vôtre ».
Il faut remonter à 1993 pour trouver trace d’un premier rapprochement. A la faveur de la raclée subie aux législatives, Michel Rocard, épaulé par la Gauche socialiste, renverse Laurent Fabius à la tête du PS. Alliance contre nature, qui ne fera pas long feu, Mélenchon, admirateur de Mitterrand, cherchant avant tout à reprendre le contrôle de « sa » fédération de l’Essonne. Qu’importe, pour la première fois, Valls et Mélenchon intègrent l’équipe dirigeante du parti. Ensemble. Bien sûr, ils n’ont pas le même statut. Sénateur, patron d’une fédération et d’un courant influents, Mélenchon daigne à peine regarder celui qui est encore une « petite main ». Chaque semaine, raconte l’ancien ministre Jean Glavany, « Rocard tenait des réunions interminables où tout le monde prenait la parole. Il n’y a jamais eu de problème entre Valls et Mélenchon ». Une photo, qui fera le tour de la Toile, montre Rocard dans son bureau, entouré de son équipe : outre ceux déjà cités, on reconnaît Jean-Christophe Cambadélis, futur premier secrétaire, Claude Bartolone, futur président de l’Assemblée, Pierre Moscovici, actuel commissaire européen, ou encore Benoît Hamon, dernier candidat socialiste à la présidentielle. Tous ceux qui ont participé de près ou de loin à la débâcle du quinquennat Hollande.
Des années plus tard, c’est autour de Jospin, nommé Premier ministre en 1997, que Valls et Mélenchon se retrouvent. Se joue alors un étrange pas de deux. Chargé de la communication à Matignon, Valls se voit proposer, avec l’aval de Jospin, d’être parachuté à Evry par son maire, Jacques Guyard, qui a décidé de s’en aller. Evry, c’est le chef-lieu de l’Essonne, le « territoire » de Mélenchon. Aussitôt informé, celui-ci appelle Guyard : « Qu’est-ce que tu fous à faire venir Valls ? – Je suis chez moi et je fais ce que je veux! »
En réalité, Mélenchon n’a pas la main sur cette partie du département. Surtout, il n’a aucune intention de s’opposer à Lionel Jospin, ancien trotskyste lui aussi, qui, espèret-il, va le faire entrer au gouvernement. C’est chose faite quelques semaines après : le voici nommé, en mars 2000, ministre délégué à l’Enseignement professionnel. Expérience qui le marquera durablement et consolidera son « sens de l’Etat » (lequel n’est pas éloigné de celui que Valls revendiquera plus tard).
Les années qui suivent, les deux hommes se côtoient régulièrement en Essonne. Pourtant, à écouter les figures locales (Thierry Mandon, Julien Dray, Malek Boutih), il n’y a pas de « contact » entre eux. Aucun atome crochu, mais pas d’antipathie non plus. Valls consolide son implantation à Evry et s’occupe peu des affaires de la fédération, tandis que Mélenchon, qui rêve d’une carrière nationale, s’éloigne du département… et du PS, dont il finira par claquer la porte en 2008. « A l’époque, Mélenchon ne se souciait pas de Valls, qui n’était pas un acteur de premier plan, se souvient son ancien lieutenant Jérôme Guedj. Autant Hollande insupportait Mélenchon, autant Valls lui était indifférent. » Sur le plan des idées en revanche, Valls et Mélenchon se retrouvent sur deux sujets qui vont durablement fracturer la gauche. Le rapport à l’islam d’abord. Avec Vincent Peillon, ils signent dans « l’Obs », en 2003, une tribune contre Tariq Ramadan, qu’ils accusent « d’habiller d’un prétendu progressisme son antisémitisme ». L’Europe
AU TRAVERS DE LEURS TRAJECTOIRES, C’EST LA DÉCHÉANCE, PUIS LA MORT D’UNE CERTAINE GAUCHE QUE L’ON RACONTE.
ensuite. Lors de la ratification de la Constitution européenne, ils appellent chacun à voter « non » au référendum. Et font cause commune à Paris, au Théâtre du Rond-Point, le 18 octobre 2004, lors d’un débat public, « La gauche face à l’Europe ». Après le vote des militants socialistes en faveur du « oui », Valls changera toutefois sa position, afin, dira-t-il, de respecter la discipline du parti.
Bien sûr, il est simple aujourd’hui de caricaturer l’opposition Valls-Mélenchon : gauche de gouvernement contre gauche de protestation, laïcité contre communautarisme. On finirait par oublier que tous deux sont issus d’une même tradition, celle d’un républicanisme intransigeant, sans complaisance envers les religions. Tous deux francs-maçons, membres du Grand Orient de France, initiés dans les années 1980. « Ils sont très attachés à la maison, raconte Alain Bauer, ancien grand maître. Peut-être Mélenchon plus que Valls d’ailleurs. Au Grand Orient, il y a toujours eu deux visions de la laïcité : la “laïcité point” et la laïcité plurielle. Les deux étaient sur une ligne “laïcité point”. » A vrai dire, le laïcisme de Mélenchon, peu de gens en doutent, y compris dans le dernier carré « vallsiste ». Ainsi, Olivier Léonhardt, sénateur de l’Essonne et maire de SainteGeneviève-des-Bois : « Qu’ils s’affrontent sur le terrain économique et social, c’était dans l’ordre des choses. Mais que ce soit sur la laïcité, la République, c’est incompréhensible ! » Et si le même dit en soupirant : « Je ne reconnais plus mon Mélenchon », c’est davantage parce que ce dernier s’est entouré d’« un paquet de gens “chelou” », de ceux qui, selon lui, soutiennent Ramadan ou les Indigènes de la République.
De là à le soupçonner d’antisémitisme… C’est pourtant le poison distillé par certains amis de Valls, comme Malek Boutih : « Quand Mélenchon dit que Valls est proche de l’extrême droite israélienne, c’est un signal antisémite. » Valls ne va pas jusque-là, mais accuse le chef de La France insoumise de vouloir « faire passer un seul message : dire que je suis l’ami des juifs ». Il est peut-être là, le sujet le plus brûlant entre eux : le rapport à la communauté juive et plus généralement à Israël. Longtemps, Valls et Mélenchon ont été sur la même ligne : « deux peuples, deux Etats », refus de la colonisation. Le député-maire d’Evry ne craignait pas de participer à des manifestations de soutien à la cause palestinienne. Avant d’infléchir sa position et de s’opposer, en 2011, à la reconnaissance d’un Etat palestinien par l’ONU. « Mélenchon est resté sur la ligne traditionnelle de la gauche, constate son ami Bernard Pignerol, cofondateur de SOS Racisme. Valls, lui, est aujourd’hui davantage sur la ligne de Netanyahou. » Boycotté par le Crif (Conseil représentatif des Institutions juives de France), qui refuse de l’inviter à son dîner annuel, Mélenchon avait vertement répondu il y a trois ans : « Je voudrais dire au Crif que ça commence à bien faire, le balayage avec le rayon paralysant qui consiste à traiter tout le monde d’antisémite dès qu’on a l’audace de critiquer l’action d’un gouvernement ! » A l’inverse, Valls fut qualifié par Roger Cukierman, l’ancien président du Crif, de « meilleur interlocuteur français vis-à-vis d’Israël ». C’est d’ailleurs au cours de ce fameux dîner du Crif, l’an passé, que Valls avait assimilé antisionisme et antisémitisme, déclenchant de nombreuses réactions dans la classe politique.
Valls, Mélenchon : deux républicains, deux laïcs, s’accusant mutuellement de frayer avec la « fachosphère », piégés dans un conflit qui, depuis longtemps, a dérivé sur le terrain communautaire et religieux. Deux gauches irréconciliables. La haine en plus.