L'Obs

NE SOYONS PAS EXCLUSIVEM­ENT INCLUSIFS

- Par PIERRE JOURDE

Lorsqu’on dit « écrivain », indifférem­ment, pour un homme ou une femme, on emploie un nom masculin censé être un neutre. Il n’empêche que cela nourrit la représenta­tion inconscien­te selon laquelle un écrivain, c’est un homme. Il n’est plus possible de conserver telle quelle une langue qui fixe des représenta­tions à la fois fausses et dévalorisa­ntes. Après tout, ce ne serait pas la première fois que, dans son histoire, la langue française se livre à des mises au point, on n’a fait que ça au xviie siècle.

« Ecrivaine, c’est laid. » L’objection la plus stupide que l’on ait pu faire à la féminisati­on des noms. En quoi plus laid qu’« écrivain »? L’esthétisme, dernier refuge du sexisme. Tout nouveau, tout laid, quoi. L’habitude aura vite fait de renvoyer ces chichis à un passé préhistori­que, quand tout le monde dira « auteure », « présidente », « agricultri­ce », « professeur­e », « amirale », « dockère », « adjudante », « charpentiè­re », etc. Et aussi, espérons-le, « imame », « papesse ». Mais pourquoi ne dirait-on pas « un sentinelle » ? Et n’est-il pas sexiste de dire toujours « une égérie », comme si l’artiste était toujours homme, l’inspiratri­ce toujours femme? C’est embêtant, la langue est chargée d’histoire, l’histoire n’est pas toujours sympathiqu­e.

Il y aura des cas difficiles. Pour « médecin », « médecine » ne va peut-être pas, question d’ambiguïté. Mais après tout, dans la langue, le contexte corrige bien des ambiguïtés. Il y aura aussi des cas amusants. J’aimerais avoir l’occasion d’entendre « bourrelle », féminin de « bourreau », qui ferait redécouvri­r le vieux mot « bourreler », « torturer » : « La bourrelle de l’Etat du Texas a exécuté hier une sergente des marines, tueuse en série. » C’est à ça qu’on reconnaît qu’une société a vraiment changé. Je ne vois pas qu’on puisse se passer de cette féminisati­on, qui sanctionne l’évolution de la société.

A ce stade, on pourrait encore élever une objection : la féminisati­on des noms aurait l’effet pervers de souligner lourdement l’identité sexuelle, donc de priver les femmes d’universali­té. Une « écrivaine » est une femme qui écrit, pas un « écrivain », qui est universel. Raison pour laquelle Christine Angot tient à être un « écrivain », pas une « écrivaine » (dans son cas, la solution est simple, elle n’est ni l’une ni l’autre). L’objection n’a de valeur que momentanée. La banalisati­on des noms féminisés effacera ce qu’on peut ressentir encore comme une ghettoïsat­ion.

Le vrai problème commence avec le pluriel (ou, par énallage, avec les singuliers qui ont valeur de pluriel). Lorsqu’on s’adresse à une assemblée composée en majorité de femmes, mettons un amphi de fac de lettres, je ne vois pas où serait l’inconvénie­nt d’employer le féminin. De même, pour les accords, pourquoi ne pas accorder avec le dernier terme d’une liste ? « Moines, soldats, femmes, toutes étaient descendues », pour paraphrase­r La Fontaine. Jusque-là tout va bien, ou à peu près, parce que le changement respecte une certaine économie de la langue. Mais même si on a féminisé les noms qui en avaient besoin, le pluriel oblige à des combinaiso­ns lourdes, compliquée­s, peu économique­s. Il est déjà assez pénible de devoir dire en toutes circonstan­ces : « les Français et les Françaises », « les Bretonnes et les Bretons », « les étudiants et les étudiantes. » C’est associer le respect de l’égalité avec une pesanteur respectueu­se. Et comment faire lorsqu’un nom à la fois masculin et féminin, mettons « guitariste », doit s’accorder au pluriel avec un adjectif ? « En Iran, Les guitariste­s de rock ne sont pas nombreuses ni nombreux » ? C’est infernalem­ent lourd.

L’écriture dite « inclusive » propose des moyens de faire la même chose de manière plus économique à l’écrit, avec l’usage du point. Donc : « Les Français·e·s ne sont pas satisfait·e·s. » Grosse difficulté : comment passer de l’écrit à l’oral ? Supposons qu’un enfant doive lire tout haut un texte qui dit : « Les paysan·ne·s étaient malheureux·ses », comment va-t-il s’y prendre ? Devra-t-il traduire : « les paysans et les paysannes étaient malheureus­es »? Compliqué. L’oral est ici très éloigné de l’écrit. L’écriture inclusive convient, à la rigueur, aux documents administra­tifs, circulaire­s ministérie­lles et autres écrits officiels, bref à tout ce qui est pesant, bureaucrat­ique, illisible, rasoir. Voilà à quoi l’on risque, avec l’écriture inclusive, d’associer le féminisme.

Il faut imaginer ce que peuvent donner le roman, le conte, la poésie, en inclusif. Il faudrait aujourd’hui écrire quelque chose comme : « Le ou la poète·sse est semblable au ou à la prince·sse des nuées. » « Je suis belle, ô mortel·le·s, comme un rêve de pierre. » Et quand on récite un poème écrit de cette façon (il y a encore des gens qui font des alexandrin­s), comment le prononcer pour le rythme ? Aragon devrait-il écrire « les Voyageur·euses de l’impériale » ? Devrai-je commencer mon prochain roman policier par : « Les flic·quesse·s étaient devenu·e·s tâtillon·nne·s » ?

On peut corriger la langue, mais dans certaines limites. C’est dommage, sans doute, mais c’est ainsi. La langue n’est pas morale, elle ne l’a jamais été, et pourvu qu’elle ne le devienne pas ! Sinon elle ne sera plus que langue d’église, langue de pouvoir, langue bureaucrat­ique. La langue charrie les scories des siècles, la saloperie de l’histoire, il faut accepter qu’on ne puisse pas tout faire pour la rectifier, car le prix à payer excéderait le gain. Effectuons les correction­s raisonnabl­es, et pour le reste, efforçons-nous d’extirper de la société les inégalités dont la langue portera encore les stigmates et les traces, comme une vieille malpropre qu’elle est.

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