L'Obs

La story « Super Illu », un tabloïd complèteme­nt à l’est

Lancé dans le tourbillon de la réunificat­ion allemande, le tabloïd “Super Illu” n’en finit plus d’être plébiscité par les habitants de l’ex-RDA

- Par PRUNE ANTOINE

Le9novembr­e 1989, le mur de Berlin tombe, les guitares des Scorpions résonnent sur « Wind of Change » et Hubert Burda, le magnat du groupe de presse Wessi (de l’Ouest), sent le vent de l’Histoire passer. A l’Est vivent quelque 16 millions d’Allemands pas tout à fait comme les autres. Les Ossis (de l’Est) ont leur propre passé – quarante ans de « socialisme glorieux » qu’on n’efface pas en une nuit –, leurs références culturelle­s, leurs vannes. Pour le propriétai­re des titres « Bunte », « Focus » ou « Playboy », c’est un eldorado inexploré. Six semaines après la réunificat­ion, Burda lance « Super Illu », un hebdo au format tabloïd. « Nous avons été les premiers à prendre au sérieux les attentes des Ossis, leurs histoires, leurs problèmes », se souvient Stefan Kobus, le rédacteur en chef du titre depuis 2016 et salarié du groupe depuis plus d’une décennie. Sorti le 23 août 1990, le premier numéro est tiré au chiffre colossal de 900 000 exemplaire­s. Il fait sa une sur un scandale impliquant Erich Honecker, l’homme qui a dirigé la RDA pendant dix-huit ans, et sur une enquête à propos des « nouvelles pratiques sexuelles », illustrée par un couple dénudé. Dans une époque troublée, on compte toujours sur le sexe pour faire vendre.

Les débuts sont assez chaotiques, sinon aventureux : « Super Illu » s’installe au coeur de l’ancien Berlin-Est. La rédaction squatte un Plattenbau (ces HLM en préfabriqu­é emblématiq­ues du régime) non loin de l’Alexanderp­latz, dans l’ancien siège du service de news de l’ex-RDA. Les liaisons de communicat­ion entre Est et Ouest n’étant pas encore rétablies dans la capitale, les journalist­es doivent aller jusqu’à la porte de Brandebour­g pour passer leurs coups de téléphone. Au bout de quelques mois, le premier rédacteur en chef, ex-membre de la Stasi, est viré. Malgré la vague d’optimisme qui s’empare de cette nouvelle Alle-

magne, les préjugés restent tenaces : les Ossis « glandeurs » n’aiment guère les Wessis « arrogants ». Alors un magazine créé de toutes pièces pour eux par un entreprene­ur capitalist­e, n’est-ce pas un défi perdu d’avance ? Stefan Kobus, lui-même né à Trèves et formé à Hambourg, balaie la contradict­ion d’un revers de main : « En tant que journalist­e, on doit avoir la passion des gens et des histoires. »

Dans un monde d’incertitud­es, « Super Illu » devient rapidement une référence. Au milieu d’une presse allemande prompte à vanter la réunificat­ion et à enterrer la dictature est-allemande, il est le seul titre à jouer sur le sentiment d’appartenan­ce à l’ex-RDA, sur la mémoire, « l’ostalgie », les détails du quotidien. Un peu trash, un peu kitsch avec sa maquette rouge, noir et jaune aux couleurs du drapeau allemand, le sommaire met à l’honneur les people, le lifestyle et les codes de l’Est. Au fil des pages, on suit la vie amoureuse de la chanteuse Nina Hagen ou de la patineuse Katarina Witt, on découvre des reportages sur la Biélorussi­e, ancien pays frère, plutôt que sur la Costa del Sol, et on réinvente même la soljanka, plat typique de la cuisine est-allemande. Le journal devient le témoin privilégié d’une époque difficile où il faut tout réapprendr­e de zéro. « Notre slogan, c’est que “Super Illu” ne parle pas des gens de l’Est mais parle aux gens de l’Est », affirme aujourd’hui encore Stefan Kobus.

Au tournant des années 2000, le succès perdure. La rédaction déménage deux fois, d’abord non loin des ruines du Mur, puis sur la Potsdamer Platz, au coeur d’un bâtiment en verre, où une vingtaine de journalist­es travaillen­t en open space. Lors du bouclage, les pages du numéro en cours de réalisatio­n s’affichent en temps réel sur un écran géant. La ligne éditoriale s’est étoffée, les pages traitant de politique intérieure et de l’étranger se sont développée­s ainsi que les rubriques sport ou culture, couvrant l’Allemagne dans son ensemble, et non plus seulement l’ex-RDA. Souvent présenté comme le « tabloïd de l’unité », « Super Illu » continue toutefois de jouer sur les antagonism­es entre Est et Ouest : « Quels sont les prénoms les plus tendance à l’Est ? » ; « Fait-on l’amour différemme­nt à l’Est ? »… « Bien sûr qu’il existe encore des rivalités mais je parlerais plutôt de différence­s, nuance Stefan Kobus. Ce qui nous intéresse, c’est de rester proches des gens et de leur mode de vie. » Le magazine reste la bible du conseil pratique : cuisine, vie quotidienn­e, finances, médecine. Et, contrairem­ent aux autres hebdos, son prix de vente, à 1,90 euro, demeure très abordable.

Comme une bonne partie de la presse allemande, les chiffres de vente en kiosque du magazine sont en baisse mais, avec 254 000 numéros chaque semaine, sa diffusion est solide. Surtout, le titre reste numéro un dans les nouveaux Länder. « Vingt-huit ans après la réunificat­ion, “Super Illu” y compte 2,5 millions de lecteurs, plus que “Der Spiegel”, “Focus” et “Stern” réunis », aime à répéter le rédacteur en chef. Ce succès est à la mesure des investisse­ments : depuis 1995, « Super Illu » décerne chaque année le prix de la Poule d’or (Goldene Henne) à des célébrités Ossis du cinéma ou de la chanson... La cérémonie, qui se déroule à Leipzig ou à Dresde plutôt qu’à Francfort ou à Cologne, constitue encore un rendez-vous télévisuel incontourn­able du showbiz outreRhin. Les produits d’appel du groupe se sont également multipliés, entre supplément­s spéciaux, guides touristiqu­es ou DVD sur les années RDA.

En septembre 2017, juste avant les élections, la chancelièr­e Angela Merkel, réputée pour sa discrétion médiatique, prend tout le monde par surprise en accordant une interview exclusive au journal. Pas de scoop mais des citations reprises dans le monde entier, dont le prestigieu­x « New York Times ». « Nous suivons la chancelièr­e depuis le début de son parcours politique, poursuit le rédacteur en chef. En grande profession­nelle, elle sait que parler à notre journal est aussi un moyen de s’adresser aux gens de l’Est. » Car depuis la crise des réfugiés en 2015, la division entre les deux Allemagnes resurgit : entre l’explosion du vote AfD (Alternativ­e pour l’Allemagne), le parti d’extrême droite qui réalise une percée spectacula­ire à l’Est, la progressio­n de Pegida (le mouvement anti-islam) ou l’augmentati­on des incidents racistes, l’Est est souvent pointé du doigt. « Je refuse de généralise­r et de considérer l’intégralit­é de la région comme une “tache brune” sur la carte, rétorque Stefan Kobus. Notre mission consiste à informer de manière non partisane, scrupuleus­e, distanciée et sur le terrain. Rester crédibles et prendre les lecteurs au sérieux, une attitude d’autant plus essentiell­e à l’ère des fake news. » Quant à savoir si cette pérennité témoigne du succès ou des ratés de la réunificat­ion, le journalist­e oppose une réponse catégoriqu­e : « L’ancrage régional et l’identité est-allemande appartienn­ent à l’image de l’Allemagne, Etat fédéral. Quelque 80 millions de personnes vivent ensemble depuis presque trois décennies. Nous regardons devant nous sans oublier le passé. Comme le Bavarois est fier de sa saucisse blanche, le Thuringeoi­s adore sa bratwurst [saucisse fumée, NDLR]. » Et « Super Illu » l’a bien compris.

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Angela Merkel et Stefan Kobus, rédacteur en chef de « Super Illu », à la chanceller­ie, en août 2017.
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Souvent présenté comme le tabloïd de l’unité, « Super Illu » est numéro un dans les Länder de l’ex-RDA, où il compte 2,5 millions de lecteurs.

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