Le complexe des cadets
Ils sont princes, mais ne règneront pas. Une position fâcheuse, de Richard III au prince Harry
Le 19 mai prochain, quelques millions de paires d’yeux de par le monde l’admireront, passant la bague au doigt de sa jolie Meghan. Le prince Harry aura son jour. Tant mieux pour lui. Quoi qu’on pense du grand cirque des royals (en anglais dans le texte), on doit reconnaître que le rôle assigné par sa naissance n’a rien de simple. Dans le monde monarchique, la position de frère cadet est ingrate. Selon le système en vigueur en Europe, le malheureux a pour première fonction d’être la roue de secours officielle durant le temps où le roi ou le prince qui va le devenir n’a pas d’enfants (heir and spare, disent les Britanniques, « l’héritier et la pièce de rechange ») avant de se voir transformer en potiche de second rang dès qu’il en a. Une position peu agréable qui explique sans doute que la plupart de ceux qui étaient astreints ont été prêts à beaucoup pour en changer.
Nous parlions de la famille d’Angleterre. Le premier exemple à son propos qui viendra en tête ramènera sans doute le lecteur, éternel enfant, vers ce bon vieux Robin des Bois. Le fameux (et légendaire) bandit au grand coeur de la forêt de Sherwood n’est-il pas animé par la haine de l’infâme Jean sans Terre, le méchant usurpateur qui profite de ce que son aîné Richard soit aux croisades pour tenter de lui dérober son trône? L’Histoire est plus nuancée. Richard Ier (1157-1199), fils d’Henri Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine, élevé dans le Poitou, parlant l’occitan, et par ailleurs obsédé par ses divers fiefs continentaux (Normandie, Aquitaine, Maine, Anjou), fut roi d’Angleterre, mais, en dix ans de règne (1189-1199), il n’y passa pas plus de six mois. A bien des égards, Jean, qui, après des années d’intrigue, lui succéda enfin sur le trône (1199-1216), fut meilleur monarque, ne serait-ce que par ce qui lui fut arraché. En 1215, ses barons, révoltés, n’acceptent son maintien au pouvoir qu’en échange de la « Grande Charte », qui limite son autorité. Celle-ci est restée dans l’Histoire comme le texte fondateur de la protection des libertés individuelles.
Pour trouver le modèle archétypal du frère ignoble, il faut se projeter au milieu du xve siècle, au temps où
le pays est ravagé par la guerre des Deux-Roses, conflit sanglant entre deux grandes familles qui se disputent la couronne. Premier de son clan à l’avoir ravie, Edouard IV (1442-1483), sentant la mort arriver, veut être sûr de la transmettre aux siens. Il confie ses enfants à Richard, son puîné. Décision fatale. Sitôt seul aux commandes, l’oncle cruel enferme les princes dans la tour de Londres, d’où ils ne ressortiront jamais, et commence à régner sous le nom de Richard III. Il reste, à ce jour, le roi le plus détesté de l’histoire anglaise, mais fut aussi le plus beau des sujets pour un certain William Shakespeare.
De notre côté de la Manche, le modèle du cadet turbulent reste Gaston d’Orléans (1608-1660), le plus jeune fils d’Henri IV, véritable Iznogoud de la famille Bourbon. Son frère Louis XIII est roi très jeune – en 1610 –, mais père sur le tard – en 1638. On le disait plus porté sur ses favoris que sur sa femme, Anne d’Autriche, il a fallu du temps pour qu’arrive l’« enfant du miracle », futur Louis XIV. Pendant près de vingt ans, donc, « Monsieur », comme on appelle le prince royal, est l’éternel second dans l’ordre de succession et le roi des conspirateurs. C’est pour empêcher une telle calamité politique de se reproduire que Mazarin et Anne d’Autriche, prennent, avec la génération suivante, les mesures qui, selon les critères de l’époque, doivent éviter tout souci à venir. Dès son plus jeune âge, le nouveau « petit Monsieur », c’est-à-dire Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, qu’on habille en fille, n’est instruit que de frivolités. Au regard de sa finalité, son éducation est un succès : toute sa vie, Philippe d’Orléans ne sera obsédé que par ses parures, ses bijoux et ses amants et fichera à son monarque d’aîné ce que l’on oserait appeler une paix royale.
Notons enfin que d’autres civilisations ont trouvé des solutions autrement radicales pour résoudre ces affaires de rivalité fraternelle. Dans l’Empire ottoman, l’équation a pu être complexe. Les sultans n’ont pas une femme, mais tout un sérail à leur service. Certains laissent derrière eux des armées de descendants. Pour éviter que les querelles de succession ne dégénèrent, Mehmed II officialise, au xve siècle, une pratique qu’on se contentait jusqu’alors de pratiquer discrètement. Quand un sultan arrive au pouvoir, il a désormais obligation, pour assurer la paix de l’empire, de faire étrangler tous ses frères. Il faut attendre le xviie siècle pour que cette « loi du fratricide », jugée un peu raide, soit remplacée par un autre système : le kafes, la « cage » : dès qu’un souverain monte sur le trône, celui ou ceux de ses frères qu’on désigne comme héritiers sont enfermés dans un appartement, servi uniquement par des eunuques et des femmes stériles, où aucun bruit du monde ne peut entrer. Mehmed VI (1861-1926), qui y a passé sa vie, n’en a été sorti que pour monter sur le trône en juillet 1918, trois mois avant la défaite qui devait emporter son empire. Pas de chance.