L'Obs

PATRON D’AIR FRANCE DIT TOUT LE

Il ne sera resté que deux ans aux manettes. Jean-Marc Janaillac, un proche de François Hollande, devait rétablir le dialogue social au sein de la compagnie. Désavoué par son personnel qui a refusé à 55,4% l’accord salarial proposé, le PDG dresse un const

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Vous avez parlé de gâchis quand vous avez appris le résultat de la consultati­on des salariés d’Air France. C’est toujours le mot qui vous vient à l’esprit au jour de votre départ?

Oui. Quinze jours de grève, un coût supérieur à 300 millions d’euros, la gouvernanc­e affectée, un cours de Bourse en chute, des clients inquiets et déboussolé­s, des salariés en attente de réponses… oui, c’est un gâchis parce qu’il s’agissait à l’origine d’une négociatio­n salariale.

Que s’est-il passé?

Pendant plusieurs années difficiles, les salariés ont dû consentir des efforts sur leur rémunérati­on – peut-être pas à parts égales entre les différente­s catégories de personnel, mais globalemen­t tout le monde a fait des efforts. Puis arrive l’année 2017 qui a été extrêmemen­t positive. Cela a masqué la réalité : les performanc­es financière­s d’Air France restaient très inférieure­s à celles de ses compétiteu­rs. Les organisati­ons syndicales, menées par le principal syndicat des pilotes avec neuf représenta­tions réunies en intersyndi­cale, en ont profité pour poser des revendicat­ions inacceptab­les, persuadées que « comme d’habitude, la direction va céder aux pilotes ». Par ailleurs, des élections profession­nelles auront lieu à l’automne pour les pilotes et au début de l’année prochaine pour les autres. Les petites préoccupat­ions de boutique l’ont emporté sur l’intérêt général.

Vous aviez prévenu de votre départ en cas de victoire du « non ». Pourtant, tout le monde a semblé très surpris que vous passiez à l’acte…

Je tiens d’abord à dire que, contrairem­ent à ce que j’ai pu lire, il y a un dialogue social chez Air France…

Les syndicats vous reprochent surtout de ne pas vous être impliqué personnell­ement…

Non, ils disent qu’il n’y a pas de dialogue social. Mais pour eux, le dialogue social, c’est signer en bas de leurs demandes. A chaque réunion depuis janvier, l’intersyndi­cale posait des ultimatums : 6% d’augmentati­on générale, de suite, point final. Après, c’est devenu +5,1%, mais en gros, il fallait signer ça. Et les pilotes, c’était la même demande. « On veut

l’argent qu’on nous a volé », disaient-ils. Il paraît que le président du SNPL [Syndicat national des Pilotes de Ligne, majoritair­e chez les pilotes, NDLR] aurait adoré que je vienne discuter en personne, parce que c’était l’usage et que cela le flattait. Mais ce n’est pas le rôle du PDG d’Air France-KLM. Cela m’aurait affaibli, en enlevant toute possibilit­é de recours.

Recours que vous n’avez finalement pas trouvé…

Nous aurions pu céder et accorder 240 millions d’euros de hausse salariale annuelle. Mais nous n’aurions plus eu les moyens d’investir dans la croissance, pour laquelle j’étais venu voilà deux ans. Hors de question. Ou bien, je pouvais laisser pourrir la situation, rester droit dans mes bottes, attendre que le nombre de grévistes diminue. J’ai pensé aux clients et aux personnels, qui étaient très fatigués. Avec le comité exécutif, on a senti la détresse monter.

D’où est venue cette idée de consulter les salariés?

De la nouvelle loi travail, qui permet d’organiser des référendum­s d’entreprise. Mais il fallait attendre jusqu’au 8 juin. C’était trop loin. J’ai donc pensé qu’une consultati­on, même sans valeur juridique, pouvait créer un électrocho­c. Ce qu’elle a fait, d’ailleurs, même si ce n’était pas le résultat espéré… Après, quand j’ai dit d’emblée que je ne resterais pas en cas de « non », les gens autour de moi n’étaient pas d’accord, mais j’y ai tenu. Ce n’était ni du chantage, ni de la pression, je voulais être clair. Avec un « non », je ne pouvais pas rester.

C’était un coup de poker?

Il y avait un risque que les gens ne répondent pas à la question, expriment leur ras-le-bol, même si Air France va mieux : entre l’intéressem­ent, l’augmentati­on qu’on proposait et les augmentati­ons automatiqu­es, on allait vers une hausse des salaires de 5% cette année ! Je connais peu d’entreprise­s dans cette situation.

Et pourtant, vos salariés sont malheureux…

Je ne dirais pas qu’ils sont malheureux. Il y a un malaise, ce n’est pas pareil. Des frustratio­ns bien plus profondes que je ne pensais, liées à l’histoire de ces dix dernières années, aux derniers plans de restructur­ation. Les salariés ont l’impression que les sacrifices ne s’arrêteront jamais. Ce malaise a été exploité par des syndicats dans une campagne populiste et démagogiqu­e, dans l’air du temps, avec des informatio­ns fausses. Et des hôtesses et stewards qui ont voté « non » parce que des escales comme Rome et Naples sont désormais desservies par notre nouvelle filiale Joon et plus par Air France… mais Air France perdait de l’argent sur ces destinatio­ns, alors que Joon peut en gagner.

C’est bien le problème : les conditions salariales sont moins avantageus­es sur Joon que sur Air France. Les nouveaux embauchés travailler­ont autant pour gagner moins…

Mais c’est le seul moyen de continuer à être rentables.

Vous ne pouvez pas demander aux gens d’être enthousias­tes à l’idée de vivre moins bien que leurs prédécesse­urs! C’est toute l’économie française qui a l’impression de subir ce déclasseme­nt…

Je suis d’accord. Mais que faire ? On peut fermer les frontières et décider de vivre comme avant. Mais la moitié de nos clients sont en simple escale à Paris, ils ne viennent pas de France et ils ne vont pas en France après. Et nous avons besoin d’un réseau européen concurrent­iel pour garder ces clients. Sinon, tous les emplois iront chez Easyjet, aux conditions Easyjet. Le choix n’était pas entre Air France et Joon mais entre Air France et Easyjet. Avec Joon, au moins, les clients restent dans le groupe.

Faut-il être jupitérien pour réformer en France? Réformer par ordonnance­s comme à la SNCF?

La situation de la SNCF n’est pas comparable. C’est une entreprise publique et le Parlement va voter. Air France est une entreprise privée. Je n’ai été ni mou ni complaisan­t. Nous n’avons pas dénoncé tous les accords existants parce que ce n’est pas comme ça qu’on fait avancer les choses. Mais nous n’avons pas cédé sur des demandes irréaliste­s. Il y a, dans l’esprit d’un certain nombre de salariés, un décalage entre le mythe Air France et la réalité du monde extérieur. Le métier d’hôtesse et de steward s’est banalisé.

Vous vous étiez coupé du terrain?

Non, j’étais au maximum sur le terrain. Mais, paradoxale­ment, notre baromètre social interne de février était en assez nette améliorati­on. Je n’ai pas mesuré l’importance du sentiment de frustratio­n.

Donc vous êtes d’accord avec le gouverneme­nt quand il dit que les personnels d’Air France sont des enfants gâtés?

Je ne dirais pas ça.

Ça revient au même…

Non. Je dis que le contrat social à Air France est un bon contrat par rapport aux autres salariés français et aux autres compagnies. Je voyais des manifestan­ts avec des pancartes : « Avec nos salaires low cost ! ». Il faut savoir qu’à Air France, 89,8% des salariés gagnent plus que le salaire moyen des Français. Quand je suis arrivé, j’ai proposé aux syndicats de partager un état des lieux de la compagnie. Ils n’ont jamais voulu ! C’est un refus des réalités.

Ce n’est pas un peu facile de rejeter la faute sur les syndicats?

Dans la négociatio­n salariale, je ne vois pas très bien ce qu’on aurait pu faire d’autre. Mais nous avons laissé prospérer un terreau propice à des discours irrationne­ls et démagogiqu­es.

Vous regrettez d’avoir organisé cette consultati­on?

Pas du tout !

Pourquoi?

Nous étions dans une impasse. J’espère avoir créé les conditions du sursaut nécessaire, d’une prise de

“IL Y A UN DÉCALAGE, CHEZ CERTAINS, ENTRE LE MYTHE AIR FRANCE ET LA RÉALITÉ.” JEAN-MARC JANAILLAC

conscience de la gravité de la situation. Si ma démission ne sert pas à ramener la raison chez Air France, alors j’aurai échoué.

Si le « oui » avait gagné, que se serait-il passé?

L’intuition que j’avais eue en arrivant il y a deux ans, sur le manque de confiance interne, le dialogue bloqué, s’est révélée exacte. Mais ce qui a été mis en place n’a pas été suffisant, ni dans l’ampleur des réformes ni dans leur vitesse d’exécution. Nous avons lancé Joon, une nouvelle compagnie long courrier, réduit la dette, renforcé nos alliances avec Delta Airlines et China Eastern, nous allons devenir actionnair­e de Virgin Atlantic… mais sur la refondatio­n du management et des relations sociales, nous ne sommes pas allés assez vite.

Est-ce que la présence de l’Etat au capital d’Air France (14,6% des actions) constitue un frein?

J’ai changé d’avis sur ce point. Avec le mouvement social, j’ai réalisé que la participat­ion de l’Etat donne un sentiment d’invulnérab­ilité et d’éternité à un certain nombre de salariés. Il y a eu ce tract du SNPL assez désagréabl­e disant que c’était l’Etat qui tirait les ficelles et que, par conséquent, il ne pourra jamais laisser disparaîtr­e Air France. C’est une fausse impression.

Donc vous appelez à une privatisat­ion d’Air France?

Air France est déjà privatisée. L’Etat y a le poids d’un actionnair­e minoritair­e important, pas plus, pas moins. Mais sa présence est dommageabl­e pour que le personnel réalise le caractère non éternel de la compagnie.

Air France peut-elle vraiment disparaîtr­e?

La Sabena et Swissair ont bien été rayées de la carte. Est-ce que le risque est imminent pour Air France ? Non, un peu grâce au travail effectué ces deux dernières années, même si le coût de la grève va peser dans l’immédiat. Il faut améliorer les résultats financiers pour préserver la capacité d’investisse­ment. Le risque, sinon, c’est de s’étioler, de devenir une compagnie européenne de seconde zone, un scénario à la Alitalia. L’apogée d’Air France, c’est la prise de contrôle de KLM en 2004. Depuis, nous prenons du retard.

Est-ce important, une compagnie nationale, pour l’économie française?

C’est un outil de rayonnemen­t, de développem­ent et de souveraine­té (il ponctue ses propos du plat de la main sur la table). C’est pour cela qu’il faut absolument que l’Etat allège les surcoûts qui pèsent sur les compagnies françaises par rapport à nos concurrent­s européens. Il faut trouver un système pour que les redevances d’Aéroports de Paris soient mieux contrôlées, pour que les coûts de sûreté dans les aéroports, qui sont à la charge exclusive des compagnies, soient partagés avec la puissance publique comme en Allemagne et aux Etats-Unis. Et il faut alléger les cotisation­s sociales patronales. La France a le taux de cotisation­s le plus élevé d’Europe : 42%, non plafonné. En Allemagne, c’est 17% jusqu’à 55 000 euros par an, et 15% de 55 000 à 75 000 euros, et puis 0 après. Sur les salaires des pilotes [environ 190000 euros par an, NDLR], cela représente pour Air France une charge supplément­aire de 400 à 500 millions d’euros par an comparé à Lufthansa.

Donc les pilotes ont raison…

Sur ce point oui, et je n’arrête pas de le mettre en avant depuis que je suis arrivé. Mais ce n’est pas une raison pour demander 10% d’augmentati­on de salaire ! Quel homme politique va augmenter les impôts pour baisser les taxes pesant sur l’aérien et au final augmenter les rémunérati­ons d’Air France ?

Vous vivez votre départ comme un échec?

J’ai reçu des centaines d’e-mails de salariés. L’un d’eux m’a envoyé cette phrase de Roosevelt : « C’est dur d’échouer. Mais le pire c’est de ne pas avoir tenté de réussir. » Je n’ai pas réussi la transforma­tion que j’espérais. J’ai de la tristesse et de la déception, mais ni colère, ni amertume.

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Manifestat­ion des différents syndicats d’Air France à Paris, en février.

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