L'Obs

Chanel nous mène en bateau

A l’occasion du premier défilé croisière de la saison, Karl Lagerfeld a présenté sa nouvelle collection dans un paquebot recréé sous la nef du Grand Palais. Une évidence à faire chavirer les coeurs

- Par SOPHIE FONTANEL

A ussi étrange que cela puisse paraître, les défilés dits « croisière », organisés par les grandes marques de luxe, ne sont jamais des croisières. Il n’y a jamais le paquebot, les beaux mousses, le beau capitaine, les belles chaises longues du pont avant… car la mode, normalemen­t, trouve ça trop… littéral. Elle préfère rester plutôt… littoral. Oui, on va jusqu’à aller au bord de la mer (Cuba, Rio…), mais on ne monte jamais à bord.

Voilà aussi pourquoi mes collègues et moi, on rame (cas de le dire!) ensuite à expliquer ce que ce terme, « défilé croi- sière », signifie. On rappelle invariable­ment qu’il fut un temps où il fallait, en hiver, habiller la portion fortunée d’humanité qui fuyait l’hiver en allant vers les pays chauds. Et on rappelle que le terme est resté. Cette explicatio­n élitiste scandalise certains. Des croisières ! Vous m’en direz tant ! Car le luxe, pourtant une industrie et un artisanat dont la France a un besoin vital, est sans cesse accusé de ne pas tenir compte des réalités. Bref, quelqu’un, chez Chanel, peut-être même Karl en personne, a récemment lancé l’idée de montrer une vraie croisière. L’évidence a du génie, mais long est le chemin pour arriver

jusqu’à elle. Alexandra Golovano , une journalist­e mode, a très bien résumé cette presque vraie croisière Chanel dans un post sur Instagram : « Ça devait arriver ». Et le bilan est simple : l’idée trop littérale s’est révélée fabuleuse. La semaine dernière, un paquebot grandeur nature a été reconstitu­é dans le Grand Palais. « En interne », un audacieux avait émis la possibilit­é d’investir un vrai paquebot de Saint-Nazaire et de nous emmener tous dans le nord de la France. Mais ça ne s’est pas fait. Et, au fond, tant mieux. Ce faux faisait rêver mieux qu’une réalité. Du reste, les vrais paquebots sont en pleine remise en question. Ils n’ont plus le vent en poupe, en quelque sorte. L’ONG France Nature Environnem­ent (FNE) a mesuré récemment qu’un paquebot à l’arrêt émettrait autant de particules fines et de dioxyde d’azote qu’un million d’automobile­s. D’ailleurs, une autre ONG, chinoise cette fois-ci, a imaginé un « ecoship », partiellem­ent alimenté en énergie renouvelab­le. Avec même un jardin de 900 m2 pour recycler en compost les déchets du restaurant! Tout ça pour satisfaire une clientèle chinoise qui découvre en même temps « La croisière s’amuse », les joies de la mer, et les codes maritimes du luxe. Ce qui nous ramène à la mode, au marché. Donc, ne serait-ce que vis-à-vis de la Chine, ce paquebot reconstitu­é est une… riche idée ! Pour preuve, la clientèle asiatique est venue nombreuse au show.

Qu’est-ce que c’était que cette croisière Chanel, en fait ? C’était, et le faux paquebot le prouvait, la propositio­n d’une fiction. Avec déjà un mélange des époques : une musique disco des années 1980 (et des longueurs de jupes au-dessus du genou qui rappelaien­t le Chanel de ces années-là), et des allures à la JacquesHen­ri Lartigue, des babies aux pieds des filles, des bérets sur leur tête. Quelques vêtements avaient aussi une étrangeté de proportion­s à la Junya Watanabe. Ces habits, pourtant en aucun cas des déguisemen­ts, nous propulsaie­nt dans un film, un film où la scripte responsabl­e des cohérences s’arracherai­t les cheveux. Mais, Seigneur, que serait l’art s’il tâchait d’être cohérent ? Jamais show Chanel n’a été autant une oeuvre. Ça tenait à ces références multiples de vêtements, mais aussi à l’illusion créée par le navire. Autour, des vagues moutonnaie­nt. Si on s’approchait, on voyait qu’elles étaient faites de plastique noir, chi onné. J’avais déjà remarqué, en visitant les studios de la Warner à Los Angeles, que les artifices les plus géniaux sont souvent obtenus par des moyens grossiers. Et que c’est même exactement ça, la grandeur de l’illusion. On était tous sur ce bateau, en somme. Idem pour les gens qui suivaient le show sur internet. Le côté mécanique de tout défilé, cet espacement draconien entre les passages, rien ne nous sortait vraiment de notre évasion. Et nous étions tous menés en bateau. Oui, un tel monde existait, celui où on a des collants blancs, une jupe au-dessus du genou, un teeshirt de moussaillo­n avec « La Pausa » (nom de la maison de Coco Chanel à Cap-Martin) écrit dessus. Ceux qui étaient cultivés pensaient aux fameuses images, hélas toutes petites et di ciles à agrandir, de Coco Chanel sur un yacht anglais, en train de faire la fofolle. On avait aussi en tête ces vrais bateaux de croisière sur lesquels Jean Patou embarquait des mannequins cabine (tout se tient) pour des traversées Le Havre-New York qui duraient neuf jours. On pensait au film « Elle et lui » de Leo McCarey (1957), avec Deborah Kerr et Cary Grant. Leur navire, comme par hasard, faisait escale sous les fenêtres de Coco Chanel à Cap-Martin…

Pris dans un monde, on désirait ce monde. Parions que beaucoup voudront le tee-shirt de moussaillo­n, les broches avec le navire dessus, les bérets en éponge (ou genre), les colliers avec la bouée; parions que le prochain uniforme des marins sera rose comme Chanel l’a décidé. Car on peut épiloguer pendant des heures sur l’histoire du flacon et de l’ivresse, il n’empêche que le flacon était ici d’une e cacité absolue. Karl est venu saluer sur son pont supérieur, à la fin. A ses côtés, pour la première fois, la directrice du studio, Virginie Viard. Elle osait à peine lever la main. Et il était bien émouvant (et bien logique, aussi) de la voir à cette place… Karl adressait des signes de la main. Et elle, elle était là comme un signe. Ensuite, nous sommes entrés dans le paquebot. Une marée humaine a alors découvert que le bâtiment créait encore plus l’illusion, une fois à l’intérieur. On pouvait aller de salle en salle, dans un univers blanc et laqué, impeccable, comme ceux que Hollywood montre en général dans les comédies musicales pour raconter des rêves. Sébastien Tellier, en blanc, jouait sur un piano blanc. Combien étions-nous dans cette salle géante de bal disco? Quelques minutes auparavant, Karl, quasi seul, assis ici même, contemplai­t en direct sur des écrans de contrôle le miracle accompli. Les grandes choses sont toujours des apothéoses. KARL LAGERFELD SALUANT LE PUBLIC.

 ??  ?? CETTE ANNÉE, LE DÉFILÉ CROISIÈRE DE CHANEL A JETÉ L’ANCRE À PARIS.
CETTE ANNÉE, LE DÉFILÉ CROISIÈRE DE CHANEL A JETÉ L’ANCRE À PARIS.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France