L'Obs

Charlotte Perkins Gilman, la Jules Verne du féminisme

En 1915, l’Américaine CHARLOTTE PERKINS GILMAN imaginait dans “Herland” un pays uniquement peuplé de FEMMES. Il est enfin traduit

- Par ANNE CRIGNON

Ceci est l’histoire, au début du xxe siècle, de trois Américains en route pour une expédition lointaine. Le premier est un riche phallocrat­e, coureur de jupons, pilote d’avion à ses heures perdues. Le second, médecin sans vocation, a l’âme poétique et chevaleres­que. Comme le troisième est sociologue, il va devenir le scribe de cette étrange affaire et mon tout est « Herland », utopie féministe écrite au siècle du corset et de la femme asservie. Si cette curiosité est aujourd’hui traduite pour la première fois en français, c’est pour rendre sa juste place à une ancêtre oubliée, inconnue même des plus batailleus­es féministes contempora­ines : Charlotte Perkins Gilman, née en 1860 dans la grande bourgeoisi­e protestant­e du Connecticu­t.

Le frisson saisit nos héros en pleine jungle un jour où les guides évoquent l’existence d’un pays peuplé de femmes, uniquement de femmes. On n’aurait jamais revu ceux qui s’y sont aventurés. La machine à rêves est enclenchée, les trois hommes décident de trouver cette terre immaculée. Le tombeur du trio se voit déjà le roi en ce harem à ciel ouvert. Quelques mésaventur­es plus loin, les voici qui survolent le pays interdit à bord de leur biplan et atterrisse­nt fort peu discrèteme­nt. Un comité d’accueil est bien là, sans qu’on sache s’il faut s’en réjouir. Des femmes. Partout des femmes. Des hordes de femmes. Toutes grandes et sveltes, athlétique­s sous leur habit androgyne, d’une vitalité hors du commun. Les hommes sont capturés, emprisonné­s dans un château. Ils apprennent de leurs spectacula­ires hôtesses qu’elles vivent ici entre elles depuis deux mille ans et se passent très bien des services de ces messieurs. Transgress­ion ultime, la parthénoge­nèse est le mode de reproducti­on et la maternité l’institutio­n centrale. Dans cette société, chacune oeuvre à la perfectibi­lité de l’être humain et au progrès social. Le sociologue cherche un nom pour ce pays fantastiqu­e. Ce sera « Herland ».

A travers la fabrique d’une « nouvelle race » évidemment supérieure, cette pochade est révélatric­e des déviances du féminisme au début du xxe siècle.

« Herland » détourne les vulgates sur la femme pieuse-pure-docile-domestiqué­e dans un récit plein de l’eugénisme tranquille de l’époque, collusion entre une réception altérée des travaux de Darwin et l’idéologie du progrès. Quoi qu’il en soit, l’aventure se lit comme un Jules Verne. L’arrivée de trois voyageurs imprudents dans cet improbable gynécée est l’occasion d’un grand débat national : le mâle vaut-il vraiment d’être réadmis au sein de cette société enchantere­sse ?

LE MARIAGE COMME PROSTITUTI­ON

Si « Herland » plut beaucoup dès sa parution en 1915 et fut réédité en 1979, c’est que Charlotte Perkins Gilman était une intellectu­elle reconnue, auteure de centaines de nouvelles, de poèmes et de plusieurs essais comme « Women and Economics », sept fois réimprimé entre 1898 et 1920, souvent considéré comme la réflexion qui a le plus influencé l’internatio­nale féministe après « l’Asservisse­ment des femmes » de John Stuart Mill. On y trouve l’idée, reprise depuis, que le mariage est une forme de prostituti­on. A contre-courant des moeurs de son époque, Charlotte fut mariée deux fois. En 1888, elle part pour la Californie, où le féminisme est en pleine éclosion, pour fuir un mariage décevant. De cette union est née une fillette trois ans plus tôt. La jeune mère a connu ce qu’on nommerait aujourd’hui « dépression post-partum », alors considérée comme de l’hystérie. Ce mépris lui inspire « The Yellow Wallpaper », pièce d’anthologie de la littératur­e féministe devenue, en France, « la Séquestrée » (1).

Sans doute « Herland » fut-il la récréation de Charlotte Perkins Gilman entre deux conférence­s (elle gagnait sa vie ainsi) et le moyen de mettre à la portée de tous une réflexion sur les comporteme­nts acquis et « l’hypertroph­ie » des caractéris­tiques: l’homme renforce à l’excès sa virilité et la femme est assignée à une « surféminis­ation », tandis que les traits communs aux deux sont laissés en jachère. Proche d’un darwinien admirable tel que Lester Frank Ward, elle pensait que le monde avait été, à l’origine, une gynocratie et que les femmes avaient longtemps dominé, chacune cherchant le mâle le mieux bâti pour se reproduire – phénomène observable parmi de nombreuses espèces. Elle imaginait que la situation s’était ensuite retournée et que les hommes avaient réduit en esclavage leurs maîtresses, plus faciles à soumettre qu’une peuplade de sauvages, précipitan­t ainsi l’entrée dans une ère « androcentr­ique ». L’avènement d’un troisième âge, disait-elle, apporterai­t l’égalité des sexes.

Chose frappante, bien des positionne­ments dans l’oeuvre et la vie de Charlotte Perkins Gilman traversent la France en 2018. Ainsi, dans « The Home » (« le Foyer », 1903), l’écrivaine propose d’élever garçons et filles sans distinctio­n de sexe et de leur donner les mêmes jouets. Mais ça n’est pas tout. Herland s’est construit sur cette « intelligen­ce collective » de plus en plus sollicitée au xxie siècle et, dans leurs forêts luxuriante­s, les solides bûcheronne­s font de la permacultu­re sans le savoir. Toutes sont végétarien­nes, choquées par les révélation­s des trois prisonnier­s sur le business de la viande en Amérique. De plus, Charlotte, qui a souffert en classe et changé sept fois d’école en dépit de sa brillance intellectu­elle (le paradoxe de la précocité peut-être), prône une éducation à la Montessori, communauta­ire, à l’image des apprentiss­ages que lui ont dispensés ses trois tantes venues à la rescousse après le départ d’un père qui abandonna du jour au lendemain femme et enfants. L’une des trois, Harriet Beecher Stowe, est l’auteure du roman abolitionn­iste « la Case de l’oncle Tom ».

Mais il y a plus surprenant encore. Après que les trois aventurier­s ont finalement montré patte blanche jusqu’à épouser chacun l’une de leurs belles geôlières, le séducteur (toujours lui) est mis en prison et jugé pour avoir agressé sa femme. La notion de « viol conjugal » était donc dès 1915 dans l’esprit de l’écrivaine, qui fut aussi l’incroyable pionnière du droit à l’euthanasie assistée. Atteinte d’un cancer du sein, elle se suicida le 17 août 1935, expliquant dans une lettre mémorable avoir choisi le chloroform­e plutôt que la lente dégradatio­n de soi. La légende veut qu’elle ait eu une mort très douce. (1) Traduit par Diane de Margerie, Phébus, 2008. Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte de 19h à 20h sur France Culture.

 ??  ?? HERLAND. OU L’INCROYABLE ÉQUIPÉE DE TROIS HOMMES PIÉGÉS AU ROYAUMEDES FEMMES, par Charlotte Perkins Gilman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yolaine Destremau et Olivier Postel-Vinay, Books Editions, 206 p., 16 euros.
HERLAND. OU L’INCROYABLE ÉQUIPÉE DE TROIS HOMMES PIÉGÉS AU ROYAUMEDES FEMMES, par Charlotte Perkins Gilman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yolaine Destremau et Olivier Postel-Vinay, Books Editions, 206 p., 16 euros.
 ??  ?? En 1916, Charlotte Perkins Gilman et les représenta­ntes de la Fédération générale des Clubs de Femmes, fondée à New York en 1890.
En 1916, Charlotte Perkins Gilman et les représenta­ntes de la Fédération générale des Clubs de Femmes, fondée à New York en 1890.
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La couverture du roman féministe « Herland », publié en 1915.
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