Comment Edouard Louis a conquis l’Amérique
Le jeune auteur d’“En finir avec EDDY BELLEGUEULE” est célébré aux Etats-Unis, où la presse l’ENCENSE et les plus grandes UNIVERSITÉS l’invitent. “L’Obs” l’a suivi
QUI A TUÉ MON PÈRE, par Edouard Louis, Seuil, 96 p., 12 euros.
Il y a bien les briques rouges des façades Nouvelle-Angleterre qui rappellent un peu les maisons du nord de la France. Hormis ce détail, rien de commun entre le campus de la prestigieuse université américaine de Dartmouth dans le New Hampshire et le petit village d’Hallencourt d’où est originaire Edouard Louis. Des milliers de kilomètres et un Océan séparent ces deux lieux. Quant à la distance entre le lumpenprolétariat picard décrit dans « En finir avec Eddy Bellegueule » et l’élite étudiante nantie de la Ivy League, elle semble incommensurable. C’est pourtant à cette aune que se mesure le chemin parcouru par l’écrivain de 25 ans qui, quatre ans après son entrée fracassante dans le paysage littéraire français, s’impose désormais aux Etats-Unis où son premier roman, sorti en mai 2017 sous le titre « The End of Eddy » (Farrar, Straus and Giroux), a reçu des critiques louangeuses le comparant à Hervé Guibert et à Karl Ove Knausgaard.
Itinéraire d’un enfant pas franchement gâté devenu star des lettres internationales, la trajectoire d’Edouard Louis ressemble à ces « success story » que les Américains affectionnent. Elle en dit aussi long sur le climat intellectuel et politique de part et d’autre de l’Atlantique. Comme Michel Foucault avant lui – l’un de ses maîtres –, mais aussi à l’instar des écrivains Joan Didion, Salman Rushdie, Toni Morrison ou encore du violoncelliste Yo-Yo Ma, Edouard Louis se trouve en ce mois d’avril à Dartmouth dans le cadre du Montgomery Fellowship, un programme qui consiste à inviter pour des durées variables des « sommités, dont les contributions au monde des idées et au tissu social, culturel et politique sont remarquables et largement reconnues », ainsi que le précise le site de l’université. Les « fellows » organisent des conférences, des colloques ou interviennent dans les classes. Dans un couloir de la lumineuse bibliothèque, un portrait géant d’Edouard Louis signale avec emphase la présence de cette « personnalité exceptionnelle dans [ce] lieu exceptionnel », toujours selon les mots du site.
Logé dans une charmante maison au bord d’un étang, Edouard Louis patiente devant un jus d’orange dans l’un des cafés du campus. Fauteuils confortables, feu de cheminée et serveurs aux petits soins. L’un d’eux complimente le jeune auteur français sur sa nouvelle coupe de cheveux. Sourire gêné et léger rosissement en guise de réponse. Mais dès qu’il s’agit d’aborder son travail, le discours d’Edouard Louis se fait très assuré, extrêmement articulé. La discussion débute sur l’évocation de son dernier livre, « Qui a tué mon père », paru tout récemment en France. Un réquisitoire viscéral et intransigeant contre les politiques qui, selon Louis, ont eu raison de la santé de son père, balayeur au dos broyé, au corps détruit par le mépris et la casse sociale.
BIO Né Eddy Bellegueule en 1992, ÉDOUARD LOUIS grandit dans une famille pauvre à Hallencourt (Somme). Il suit des études de sociologie à l’ENS et à l’EHESS. Après avoir dirigé l’ouvrage « Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage » (PUF, 2013), il publie en 2014 son premier roman « En finir avec Eddy Bellegueule » (Seuil) vendu à 300 000 exemplaires. Ont suivi « Histoire de la violence » (Seuil, 2016) et « Qui a tué mon père » (Seuil, 2018).
Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron figurent au banc des accusés. « Avec la montée de l’extrême droite en Allemagne, en Hongrie, en Autriche, les homosexuels assassinés en Tchétchénie, on ne peut pas ne pas réinterroger sa pratique littéraire, affirme celui qui s’engage sur tous les fronts, notamment au côté des réfugiés. J’essaie de produire une littérature de la confrontation. » Plus tendre, la première partie peint la relation compliquée entre Louis et son père. « Il me semble souvent que je t’aime », écrit le romancier qui, une fois de plus, revient sur son enfance, sa difficulté à grandir en tant que gay dans un milieu miné par une vision très viriliste de la masculinité. Hallencourt, il s’y replonge encore et toujours, lui qui a tout fait pour s’en extraire et fuir sa famille. « C’est étrange la capacité que l’on a à se faire souffrir, commente Edouard Louis. Enfant, mon plus grand rêve était de devenir quelqu’un d’autre et d’être écrivain. Aujourd’hui, le village me manque. » Et les Etats-Unis l’aimantent. Il y est venu une première fois, en 2015, invité par l’université de Columbia à parler de Monique Wittig et de Violette Leduc. « J’ai tout de suite éprouvé une attirance pour New York, pour cette ‘‘ville debout’’ comme disait Céline », se remémore Louis. Depuis, il a passé environ la moitié de son temps en Amérique, entre la Californie (il s’est récemment rendu à Los Angeles pour travailler à un projet de série), New York et Dartmouth. « Cela faisait partie du processus de transformation, à un moment de ma vie où je voulais tout changer : après avoir changé de nom [il est né Eddy Bellegueule, NDLR], de physique, je changeais de pays et de langue. Il y a une ivresse de la métamorphose comme disait Stefan Zweig, une forme de beauté et de folie à devenir quelqu’un d’autre, analyse-t-il. Bien sûr, aujourd’hui, je ne me réveille pas chaque matin à Dartmouth en me disant ‘‘je suis fils de balayeur’’. Mais quand je me retrouve dans cette université qui accueille Rushdie, Yo-Yo Ma, Toni Morrison, il m’arrive de penser : ‘‘Quel drôle de truc.’’ » D’autant qu’il a presque le même âge que les étudiants. Comme eux, il a grandi en lisant « Harry Potter », dont il parle avec un émerveillement intact. Mais lui qui déplorait dans une interview à la « Gay & Lesbian Review » la violence du système éducatif américain et le coût de l’université, se sent-il réellement à sa place parmi ces élèves de Dartmouth qui déboursent environ 75 000 dollars pour leurs études ? « Je ne suis pas là pour éduquer des gosses de riches ou leur donner bonne conscience », assure Edouard Louis. Professeur de littératures française et italienne à Dartmouth, Lucas C. Hollister, qui a contribué à sa nomination comme « fellow », confirme : « Il est intervenu dans ma classe et c’était formidable. Même lorsqu’ils sont en désaccord avec lui, les étu-
“JE NE SUIS PAS LÀ POUR ÉDUQUER DES GOSSES DE RICHES” SON DERNIER LIVRE : UN RÉQUISITOIRE VISCÉRAL CONTRE LES POLITIQUES QUI ONT EU RAISON, SELON LUI, DE LA SANTÉ DE SON PÈRE.
diants trouvent les propos d’Edouard très instructifs. Dans le sondage que j’ai fait l’an dernier auprès des élèves de mon cours de littérature contemporaine, ‘‘Histoire de la violence’’ [le deuxième livre d’Edouard Louis, NDLR] est arrivé en tête parmi leurs textes préférés. Edouard Louis a vraiment touché une corde sensible chez eux. »
Il n’a pas touché que ces étudiants. Dès sa sortie aux Etats-Unis, « The End of Eddy », auréolé de ses 300 000 exemplaires vendus en France, s’est vu encensé par le « New York Times », le « Washington Post » ou encore le « New Yorker ». Une liste qu’aime à rappeler, en l’étoffant encore, Sarah Chalfant, l’agent de Louis qui travaille pour Andrew Wylie. Surnommé « le Chacal » en raison de ses redoutables négociations de contrats, Wylie compte parmi ses « clients » ce que la littérature mondiale compte de plus en vue, de Chimamanda Ngozi Adichie à Philip Roth en passant par Emmanuel Carrère ou James Ellroy. Entrer dans cette agence, c’est intégrer un club relativement fermé. Ce qui explique peut-être certaines exigences VIP de la part d’Edouard Louis portant notamment sur le choix des photos – uniquement son profil gauche – utilisées pour illustrer cet article. Si elle se montre intarissable sur les éloges médiatiques reçus par « The End of Eddy », Sarah Chalfant reste beaucoup plus évasive en ce qui concerne les chiffres de vente du livre qu’elle se borne à qualifier de « unusual » (inhabituel pour un roman français). D’après la source de données BookScan, il s’en serait vendu 7 000 exemplaires. Mais le succès du Français aux Etats-Unis semble moins une affaire de palmarès que de reconnaissance dans le milieu littéraire et intellectuel. « Personne ne le connaissait et soudain il était partout », résume la romancière anglaise Zadie Smith installée à New York, lorsqu’on la rencontre à Manhattan. Elle a fait la connaissance de l’écrivain français lors d’un cocktail, l’a revu à plusieurs occasions et le trouve « génial ». Autre adoubement de poids, celui d’Edmund White, l’un des plus grands représentants de l’autofiction et de la littérature homosexuelle outre-Atlantique. Dans un mail, ce biographe de Proust et de Genet nous explique à quel point il a été frappé par « les détails très concrets, vivants » avec lesquels Louis a raconté son histoire dans « En finir avec Eddy Bellegueule » : « Edouard est courageux, il ne craint pas de se peindre sous un jour peu flatteur. Nous nous sommes vus à New York et en Italie. Il rit beaucoup, et comprend en profondeur les enjeux sociaux, que ce soit en Amérique ou en France. Et puis il est beau garçon, et charmant. » Son pouvoir de séduction auprès du public américain n’avait pourtant rien d’évident. Journaliste français établi à New York, Fabrice Robinet est également lecteur pour les Editions Farrar, Straus and Giroux, chargé de donner son avis sur des livres d’auteurs hexagonaux en vue d’un éventuel achat de droits. Parmi les romans qu’il a vu passer : « En finir avec Eddy Bellegueule » : « J’ai remis un avis positif car je pensais que, parce qu’il montrait une autre image de la France, le livre pouvait trouver un mar-
“IL ABORDE DES SUJETS MIS SOUS LE TAPIS AUX ÉTATS-UNIS”
“LE SENTIMENT D’ÉTRANGETÉ QUE L’ON PEUT RESSENTIR LORSQU’ON EST UN ADOLESCENT ‘QUEER’ EST UNIVERSEL.” GARTH GREENWELL, POÈTE ET ÉCRIVAIN
ché aux Etats-Unis, se rappelle-t-il. Or c’est justement ce qui a nourri les réserves d’une autre lectrice. Pour elle, cela allait à l’encontre du glamour véhiculé par Paris et la Provence qu’aiment les Américains, et une description aussi négative d’un village français ne pouvait pas leur plaire. » « C’est précisément parce que mon histoire est spécifiquement française qu’elle parle au monde entier », soutient pour sa part Edouard Louis. Manifestement à raison puisque son livre a été traduit dans plus de vingt-cinq langues, dont le slovaque, le coréen ou le norvégien. Le poète et écrivain américain Garth Greenwell, qui a consacré un grand article à « Eddy Bellegueule » dans le « New Yorker », va dans le même sens : « Le sentiment d’étrangeté que l’on peut ressentir lorsqu’on est un adolescent “queer” est universel, explique-t-il. Je sais qu’à la sortie du livre en France il y a eu des débats autour de la véracité de ce qui était raconté, sur la façon dont la pauvreté était montrée. Pour avoir grandi dans le même type de milieu dans le Kentucky, je sais que c’est vrai. L’expérience de la pauvreté aussi est universelle. »
Mais un facteur proprement américain contribue aussi à expliquer la réception exceptionnelle – pour un livre français – dont a bénéficié « En finir avec Eddy Bellegueule » : il a été publié aux Etats-Unis quelques mois après l’accession au pouvoir de Donald Trump. « Ce contexte a joué, estime Dora Zhang, professeure de littérature comparée à l’université de Berkeley qui enseigne “En finir avec Eddy Bellegueule”. Le livre d’Edouard Louis a souvent été comparé au roman de J. D. Vance ‘‘Hillbilly Elegy’’ [Ed. Globe, 2017]. Tous deux prétendent représenter, voire ‘‘expliquer’’ la vie des ouvriers blancs, cette population qui en France vote pour Le Pen et aux Etats-Unis pour Trump. Aux EtatsUnis tout au moins, il s’agit d’un mythe puisque la classe ouvrière est multiraciale, mais les médias ont voulu voir, dans cette idée d’une classe ouvrière blanche oubliée, l’explication de l’élection de Trump. » Durant la dernière élection présidentielle française, Edouard Louis a signé une longue tribune dans le « New York Times » visant à décrypter pourquoi son père votait Le Pen. Bien plus qu’en France il a immédiatement été perçu en Amérique comme un auteur avec un discours et une dimension politiques. Ce que confirme aujourd’hui pleinement « Qui a tué mon père ». Le livre devrait paraître prochainement aux Etats-Unis, fin 2019 ou début 2020, chez New Directions. A la tête de cette maison, Barbara Epler n’a pas assez d’hyperboles pour parler de Louis : « Il aborde avec une rigueur radicale la douleur engendrée par l’appartenance à une certaine classe, un sujet trop souvent mis sous le tapis chez nous. C’est ce qui rend ses livres vivifiants pour les lecteurs américains. »
UN AMPHI PLEIN POUR LOUIS, TROIS PERSONNES POUR ANGOT
Aux Etats-Unis, Edouard Louis n’est pas seulement considéré comme un écrivain, mais comme un intellectuel. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il était reçu à Harvard le 3 mai dernier. Titre de la conférence : « Fifty years later : the new French intellectuals » (« Cinquante ans après : les nouveaux intellectuels français »). Etaient invités à s’exprimer à ses côtés, Didier Eribon (auquel « En finir avec Eddy Bellegueule » est dédié) et Geoffroy de Lagasnerie, philosophes et sociologues. Ensemble, ils forment un trio d’inséparables. Les deux amis d’Edouard Louis apparaissaient dans « Une histoire de la violence » et se trouvent à Dartmouth au moment où nous rencontrons l’écrivain. Didier Eribon y a lui aussi été nommé « fellow ». « Avec Geoffroy et Didier, on essaie de construire une dynamique intellectuelle, collective, souligne Louis. Ça rend plus fort. La droite est tellement violente ! Si vous essayez de parler de violences, de sujets subversifs, vous ne pouvez pas le faire tout seul. Sinon vous mourez, écrasé par la violence de la droite. ‘‘La droite la mort’’, disait Duras. » La radicalité de Louis trouve un écho dans le monde universitaire américain. Harvard, mais aussi Columbia, Yale, Berkeley lui ont ouvert leurs portes pour des conférences ou des rencontres. Titulaire de la chaire Cynthia L. Reed en French Studies au M.I.T, Bruno Perreau est à l’origine de la récente invitation d’Edouard Louis à Harvard : « Les thèmes et les thèses qu’il défend – la violence sociale, le rapport au corps, la question de l’identité sexuelle et des discriminations, notamment raciales – sont des sujets très importants ici. D’autre part, Edouard Louis se situe dans une filiation intellectuelle qui a une résonance aux Etats-Unis, une perspective foucaldo-bourdieusienne avec un enracinement dans des oeuvres comme celle de Toni Morrison, qui ont probablement moins pénétré les universités françaises. Pour sa conférence au MIT, l’amphithéâtre était plein à craquer. Même chose au Boston Book Festival en octobre, alors que pour Christine Angot qui passait derrière, il y avait trois personnes. » Son père l’avait prénommé Eddy parce qu’il était fou des films et séries venus des Etats-Unis. C’est en devenant Edouard que l’écrivain a conquis l’Amérique.