Du changement au « Bureau des légendes »
Action recentrée sur le cyberespionnage, arrivée de Mathieu Amalric et de la réalisatrice Pascale Ferran… Pour sa quatrième saison, “le Bureau des légendes”, la série phare de Canal+, opère une mutation majeure
Le téléphone passe mal dans ce couloir de la DGSE reconstitué à la Cité du Cinéma à Saint-Denis. Eric Rochant aurait-il poussé le réalisme jusqu’à court-circuiter l’antenne-relais du 93 (histoire de brouiller les pistes) ? L’idée a sûrement traversé l’esprit du créateur de la série d’espionnage culte française. Au cours de cette journée ouverte à la presse sur le tournage de la quatrième saison du « Bureau des légendes », le studio bruisse de mystères qu’on ne percera pas tous (« Pas de spoilers les gars ! », tonne une actrice chevronnée à l’adresse des comédiens), d’infos a priori anodines qu’on nous supplie de ne pas divulguer.
Un membre de l’équipe nous glisse une oreillette. Effet Stasi garanti : l’engin est branché sur les micros des acteurs qui, dans la pièce attenante, interprètent la séquence du matin, porteuse d’un twist impossible, cette fois, à dissimuler. Le directeur de la DGSE, Moule à gaufres (pour les profanes : son surnom, comme beaucoup d’autres ici, est inspiré des insultes du Capitaine Haddock), convoque Marie-Jeanne (Florence Loiret-Caille), promue chef du Bureau des légendes en fin de saison dernière. Il la présente à un nouveau personnage, campé par Mathieu Amalric (surnommé JJA, aucun lien avec Hergé), dont la mission consiste à débusquer la ou les éventuelles taupes ayant rendu possible la fuite de Guillaume Debailly (Mathieu Kassovitz), pierre angulaire du programme. Un super-agent infiltré dans tous les camps, tour à tour caméléon, survivaliste et Fantômas 2.0. Contraint de trahir pour sauver la femme qu’il aime, il est plus ou moins en cavale tout au long de la trentaine d’épisodes que dure la série. Après avoir longtemps serpenté dans l’ombre des rues de Paris ou au MoyenOrient, le voici désormais en Russie, où se déroulera une bonne partie de cette saison 4, qui porte sur les cyber-attentats plutôt que sur les passes d’armes avec Daech.
Changement dans la continuité, bien entendu : si la promesse de violente refonte annoncée sur le plateau par le personnage d’Amalric se révèle décisive sur le fond, elle s’intègre formellement au modus operandi désormais célèbre du « Bureau des légendes », série dialoguée au cordeau au cours de laquelle la tension grimpe au gré des promotions et des mises à pied. Où la moindre phrase rebat les cartes, et où l’infiniment petit reconfigure les priorités, renverse les rapports de force. Si Pascale Ferran, la nouvelle réalisatrice de cette saison, n’était pas nécessairement celle qu’on attendait à la mise en scène, généralement confiée à des cinéastes dotés d’un univers moins identifiable (elle a notamment signé « Lady Chatterley » ou « Bird People », à des années-lumière de la série en termes de genre et d’esthétique), sa présence n’a rien
“J’AI GLISSÉ À ÉRIC QUE J’ÉTAIS UNE FAN ABSOLUE DE LA SÉRIE, QU’IL N’AVAIT QU’À ME SIFFLER.” PASCALE FERRAN
d’un putsch artistique. Elle s’explique d’abord par une complicité très ancienne avec Eric Rochant, qu’elle croise en 1980 sur les bancs de l’Idhec (Institut des Hautes Etudes cinématographiques, devenu la Femis en 1986). Une promotion mythique qui compte également dans ses rangs Arnaud Desplechin (« la Sentinelle », « Un conte de Noël »), fer de lance d’une néo-Nouvelle Vague française au début des années 1990 et cinéaste fétiche d’un certain Mathieu Amalric.
« Je n’avais pas vu Eric depuis très longtemps, raconte Ferran. Il y a maintenant plusieurs années, je lui ai écrit pour tout autre chose, mais je lui ai glissé que j’étais une fan absolue de la série, et que si je pouvais l’aider, il n’avait qu’à me siffler. Sa réponse avait valeur de retrouvailles. C’est bizarre, nous étions très proches à l’Idhec, avant de nous perdre de vue dès la sortie de l’école. Mais notre affection est demeurée intacte parce qu’il n’y a jamais eu de brouille entre nous. »
Comme il nous l’avait confié en 2016, durant le tournage de la saison 2, l’homme-orchestre de la série (son showrunner, comme disent les Américains, fonction rarement importée en France jusqu’ici) envisageait depuis longtemps de passer la main si, d’aventure, une quatrième saison se profilait : il n’avait alors signé que pour une trilogie avec Canal+. « Un « BDL 4 » ?, ce sera sans moi, affimait-il. Pour la saison 3, j’essaie déjà de trouver le moyen d’inventer une manière de faire qui soit moins dépendante de moi afin de me décharger un peu. » Rochant nourrit d’autres ambitions. Il a en tête un vieux projet de série sur les oligarques russes qui séduit aujourd’hui la chaîne américaine HBO. Diriger un barnum tel que « le Bureau des légendes » le mobilise onze mois sur douze. Titanesque, usante, sa mission consiste à superviser la réalisation de 10 épisodes, tout en épaulant l’écriture du scénario de la saison suivante. C’est-à-dire à contrôler les réalisateurs, les finances, le casting, à valider le montage, approuver les rushes, qu’ils viennent du Maroc (lieu de reconstitution du Moyen-Orient) ou de la Cité du Cinéma, QG historique de la série. Mais aussi à garder un oeil sur tout, des figurants aux choix marketing.
Rochant tient parole. La saison 3 achevée, une quatrième est signée avec Canal+ sans qu’il en prenne, cette fois, la direction. Mais, au bout de quelques mois de travail, l’équipe supposée le suppléer peine autant à le convaincre (il reste producteur) qu’à emporter l’adhésion du diffuseur. « On avait du mal à lâcher le bébé », reconnaissait sa scénariste en chef, Camille de Castelnau, qui, dès l’an dernier, nous racontait les balbutiements de ce passage de témoin avorté. « On ne reconnaissait pas trop notre série. C’est vraiment la création d’Eric, elle est très personnelle. J’ai toujours prévenu que je n’écrirais ni la saison 4 ni aucune autre s’il n’était pas associé au projet. » Rochant et Castelnau rempilent finalement tous les deux. Ils reprennent le scénario de zéro ou presque. Amalric ne reconnaît d’ailleurs plus son personnage qui a beaucoup changé entre le moment où il a signé pour la saison 4 et celui de la première lecture du script, retricoté par le binôme. « C’est ça qui est beau. On peut croire que la série est un monde où tout est absolument défini. Eh bien non », sourit l’acteur.
Ces atermoiements bouleversent le planning du « Bureau des légendes », réglé comme un coucou suisse depuis sa création en 2015 : tournage d’août à fin février, montage en mars et avril, diffusion dans la foulée, rendu du scénario de la saison suivante en fin d’été. Mais le producteur Alex Berger retombe vite sur ses pieds. Le décalage, explique-t-il, est même une aubaine pour le diffuseur. « Quel est le meilleur créneau pour ce genre de programme ? L’automne, c’est-à-dire la période de l’année où les gens restent massivement chez eux. C’est purement mathématique. “24 Heures chrono” était programmé à cette période de l’année chez Canal. Ce sera aussi le cas pour la saison 4 du “BDL”. »
Même si le showrunner originel garde finalement la main, il ne renonce pas à son idée de lâcher du lest. Pas sur l’écriture ni sur le casting, ses deux chasses gardées : « C’est lui qui a choisi Mathieu Amalric, nous souffle Alex Berger, et, malgré son statut de star césarisée, l’acteur a dû passer des essais pour le rôle, comme Kassovitz au début de l’aventure. » Mais déléguer la réalisation est une concession envisageable. Rochant a toujours en mémoire la candidature spontanée de son amie Pascale Ferran. Il l’invite à l’avant-première de la saison 3 et, le moment venu, la met au parfum : « J’ai besoin de quelqu’un qui prenne le relais comme réalisateur principal, qui supervise le travail des autres réalisateurs, et qui, surtout, assure la préparation de la totalité des épisodes : repérages, choix des décors… Un gros gros boulot. »
La cinéaste ne se le fait pas dire deux fois : « “Le Bureau des légendes” concilie tout ce que j’aime, dit-elle, un casting intelligent qui rassemble des gens très connus, et d’autres qui ne le sont pas, mais que la série utilise dans un dispositif très démocratique. Il y a un mélange de romanesque et de fiction lourde, des arcs narratifs puissants qui s’abreuvent de géopolitique. » Le passage du cinéma à la série affecte son rapport au temps et à l’espace : « Je mets en place les caméras de manière à tourner simultanément deux plans au lieu d’un. C’est comme un cassetête chinois. » Et puis il y a ce scénario-roi qu’il ne faut