L'Obs

« Un ministre ne devrait pas dire ça… ». Christian Eckert raconte ses années à Bercy et l’envol de Macron

Dans “Un ministre ne devrait pas dire ça…”, l’ex-secrétaire d’Etat au Budget Christian Eckert raconte ses années à Bercy et livre un récit au lance-flammes de l’ascension de son ancien “collègue”, Emmanuel Macron. Extraits

- © Robert Laffont. Les intertitre­s sont de la rédaction.

J’étais ministre. J’étais à Bercy. J’étais dans la machine. Je n’écris pas pour me venger, ni pour briguer un poste. J’écris en homme libre, responsabl­e et libéré de toute contrainte et de tous compromis politiques. […] J’ai été au coeur de la mécanique implacable qui a fait chuter mon parti et qui a amené Emmanuel Macron au pouvoir. Je ne suis pas

triste de voir ce pouvoir m’échapper. J’en serais presque soulagé. C’est autre chose. Ce n’est pas seulement de l’amertume. C’est de la rage. Une immense rage.

C’est une colère contre moi, de n’avoir rien vu venir. Et contre ce macronisme qui s’étend et s’immisce dans toutes les strates de la société. Et de la République. Avec leurs costumes mieux taillés que les nôtres, leurs looks de bons élèves, ses partisans veulent faire croire que nous nous sommes trompés et qu’ils vont réussir à construire sur nos décombres un monde meilleur. Ce serait un phénomène génération­nel. Foutaises et mensonges.

ILS ONT FAIT ALLÉGEANCE

Une trentaine d’anciens députés socialiste­s ou verts sauvent leur peau. Ils ont fait allégeance au nouveau chef, Emmanuel Macron, sous la bannière La République en Marche. Christophe Castaner et Richard Ferrand en font partie sans surprise. Mais d’autres, moins connus du grand public, ont aussi sauté le pas : Eric Alauzet, Yves Blein, Joël Giraud, Brigitte Bourguigno­n, Frédéric Barbier, Jean-Michel Clément, Barbara Pompili, Alain Tourret, François de Rugy… Je les connais tous. Je me souviens surtout de leurs pressions pour nous pousser à gouverner plus à gauche et à moins faire la part belle à la finance. ce sont les mêmes qui, sans moufter, valideront le budget du « président des riches » !

LE “NOUVEAU MONDE”

Je suis devenu […] à Bercy le collègue du futur président. Malgré les nombreux indices faciles à identifier après coup, je n’ai pas perçu tout de suite l’ascension d’Emmanuel Macron. Pas plus que je n’ai senti se préparer l’atomisatio­n de ce qu’il nomme l’Ancien Monde. […] En revanche, j’ai vu de l’intérieur monter l’« ubérisatio­n » de la vie économique. Ce conflit entre l’économie réelle et l’économie des plateforme­s est symptomati­que de nos différence­s d’approche entre Macron et moi. Mais il n’est pas le seul. La reprivatis­ation des autoroutes, la tentative de vente d’une des vaches à lait de l’Etat – la Française des Jeux –, la privatisat­ion des stades de foot ou des aéroports, l’avènement des autoentrep­reneurs… Toutes ces petites a aires réglées en coulisse étaient des signes forts. L’Etat a cédé inexorable­ment du terrain […]. Emmanuel Macron était toujours là, dans l’ombre, pour exercer son influence libérale.

CALCUL MÉTHODIQUE

Avec le recul de ces quelques mois, je réalise avoir assisté à la naissance du premier président dont le coeur est un “algorithme”. Derrière le sourire enjôleur, sous l’apparente improvisat­ion, il y a un calcul froid et méthodique : saisir toutes les occasions pour ringardise­r la gauche – sans attaquer frontaleme­nt François Hollande – et ménager la droite, dont les voix ont été siphonnées elles-mêmes par l’extrême droite puis les a aires.

L’AFFAIRE SEABUBBLES

Début 2016, mon cabinet m’informe que, sur la Seine, des douaniers [direction rattachée au secrétaire d’Etat au budget] se sont illustrés en sauvant de la noyade un désespéré qui voulait mettre fin à ses jours. […] Nous décidons [de les] inviter à partager un petit déjeuner dans mon bureau […] . Mes conseiller­s me font part d’un « risque » de réclamatio­n de l’équipe fluviale: nos deux navettes sont vétustes. […] [Et l’équipe] a été approchée par une entreprise de type start-up, proposant des SeaBubbles, navettes fluviales d’un nouveau genre. […] Je découvre ces petits véhicules électrique­s, dont le principe est basé sur celui des hydroptère­s […] mais l’entreprise qui les construit n’en est qu’au stade des prototypes, rien n’est homologué, les prix, inconnus […] .

Début juillet de la même année 2016, le Premier ministre se rend pour un voyage éclair en Corse. Je suis dans la délégation. […] Je reçois un mail de mon cabinet reproduisa­nt [un] extrait du «Parisien»: «A VivaTech, Macron commande les premières “Sea Bubble” pour ses douaniers » ! […] Je manque de m’étou er, et envoie surle-champ un SMS à Emmanuel Macron […] : « De quel droit as-tu commandé des SeaBubbles pour la douane? Sur quel budget? Merci de ta réponse.» Sa riposte est aussi rapide que vague : « J’ai rien commandé, la presse exagère, ceci dit le chef d’entreprise attend un signe… Sinon il va se barrer ailleurs.» […] Sur bien des sujets, Emmanuel Macron n’a eu de cesse de ringardise­r ses collègues et d’enfourcher systématiq­uement – et sans argument de fond – le cheval de l’innovation.

LA GRANDE VIE À BERCY

Fin août 2016, nous avons hérité jusqu’à la fin de ma mission des appartemen­ts et du personnel de Brigitte et Emmanuel Macron, au 6e étage de Bercy. […] En débarquant avec nos petites valises dans ces trois cents mètres carrés high-tech et rutilants, nous n’avions évidemment pas conscience de les poser dans le lieu qui a servi de tremplin au futur président de la République. […] Ce qui m’apparaît aujourd’hui évident, c’est que le couple a profité à plein régime de cette période pour préparer l’avènement de leur mouvement politique et créer les conditions de l’ascension d’Emmanuel jusqu’à la plus haute marche du pouvoir. Je parle du couple car j’ai pu observer de près la méthode très e cace de Brigitte Macron pour organiser l’emploi du temps, les rencontres et les repas de son époux, particuliè­rement à Bercy. […] C’est dans ce cadre digne d’une revue d’architectu­re que, matin, midi et soir, le couple a reçu beaucoup de monde pour préparer le décollage d’En Marche !. La vue sur Paris y est exceptionn­elle, et la salle à manger peut accueillir les journalist­es, les acteurs, les écrivains, les «people», les chefs d’entreprise, les chanteurs, le Tout-Paris et bien au-delà, accourus le plus souvent par l’entrée discrète située quai de Bercy. D’autres, anciens ministres de la maison, habitués par réflexe à entrer par la cour d’honneur, devaient traverser le bâtiment et passer parfois devant nos collaborat­eurs qui s’empressaie­nt de nous rapporter leurs allées et venues.

Dominique Strauss-Kahn fut de ceux-là ! […] [Outre l’appartemen­t privé], tous les espaces du 7e étage de Bercy, qui regroupent les salles de réunion et de réception du ministère, étaient mis à contributi­on simultaném­ent. Une stratégie qui permettait à Brigitte et Emmanuel Macron de prendre l’apéritif dans une réception au ministère, de débuter un premier dîner plus o ciel avec d’autres convives au 7e étage, puis d’en poursuivre un second à l’appartemen­t ! Un double dîner, en somme. […] En 2016, pendant les huit premiers mois, les crédits de l’année entière ont été consommés en frais de représenta­tion !

 ??  ?? Elysée, 1er octobre 2014 : Patrick Kanner, Ségolène Royal, Emmanuel Macron et Christian Eckert (à droite), avant le conseil des ministres.
Elysée, 1er octobre 2014 : Patrick Kanner, Ségolène Royal, Emmanuel Macron et Christian Eckert (à droite), avant le conseil des ministres.

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