“ON ASSISTE À UN RETOUR DE FLAMME DE LA RADICALITÉ”
Le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste des extrémismes en Europe, a dessiné pour “l’Obs” une nouvelle carte de la radicalité. Entretien
Scènes de guérilla le 1er mai ou dans la ZAD, confrontations dans les facs… Sommesnous entrés dans une période de violence politique ?
Il se produit quelque chose de l’ordre de la résurgence. Dans les années 1970-1980, la France a vécu une période extrêmement violente, jusqu’à la fin du groupe terroriste Action directe [dont les derniers membres ont été arrêtés en 1987, NDLR]. D’une manière plus large, il faut se souvenir qu’en France à l’époque, on tue des hommes politiques, Robert Boulin, Joseph Fontanet, Jean de Broglie. Au Front national, en 1978, c’est le N° 2 François Duprat qui est assassiné. De l’autre
côté du spectre politique, Henri Curiel, Pierre Overney et Pierre Goldman sont tués. Dans les facs, communistes et gauchistes a rontent Ordre nouveau et le GUD [groupements violents d’extrême droite, NDLR]. Pour tous les policiers de l’époque, c’était un vrai sujet. Ensuite, on a connu une période de reflux.
Pour quelles raisons?
On a assisté à une dépolitisation du milieu universitaire, avec la fin des utopies du e siècle et le repli sur la réussite personnelle, exacerbé par la marchandisation de la société. Le Front national a absorbé la part la plus radicale de l’extrême droite, dont les militants les plus intelligents ou les plus arrivistes ont aspiré à quitter la marge, à avoir une carrière… Aujourd’hui, nous assistons à un retour de flamme. Quand je vois l’a che de « la fête à Macron » organisée par François Ru n le 5 mai, j’y reconnais un copier-coller des a ches des BeauxArts de 1968…
Qu’est-ce qui définit la radicalité politique? Pourquoi parler d’ultras, et pas d’extrêmes?
Il y a une radicalité de contestation, par exemple le FN et, sans que cela vaille équivalence, La France insoumise (LFI), et une radicalité de rupture, les mouvements plus ultras. On peut s’appuyer sur le droit français pour les distinguer les uns des autres : il y a ceux, y compris les partis extrêmes, qui respectent « la forme républicaine du gouvernement », c’est-à-dire la forme démocratique représentative et pluraliste des institutions. Ceux qui contestent ce cadre, ceux qui appellent à la haine ou à la violence, relèvent de la radicalité politique. Ces radicalités visent au changement des institutions libérales, à un réarrangement social plus ou moins large pour éliminer un « ennemi », bâti idéologiquement et symboliquement comme une figure majeure d’un monde souvent imaginé d’un point de vue très manichéen.
Est-il pertinent d’observer, en même temps, la radicalité qui s’exprime à l’ultragauche et celle de l’extrême droite?
On ne peut pas examiner l’une sans l’autre, mais je ne les mets pas sur le même plan. La France insoumise n’a rien à voir avec le Front national. Les radicaux des deux bords peuvent se ressembler dans les modes opératoires, le recours à la violence parfois, la contestation du système ou la façon de repré-
senter l’adversaire, de dénoncer les élites dirigeantes. Mais ils ne se rejoignent pas sur le terrain des valeurs, ils se combattent. La société que veut Jean-Luc Mélenchon est égalitaire et multiculturelle, celle des anarcho-libertaires aussi. Les droites extrêmes et radicales sont, elles, fondées sur les notions de hiérarchie, d’identité héréditairement transmise et d’espace contrôlé par des frontières. Faut-il le rappeler, toutes les idéologies anti-autoritaires ou marxistes sont internationalistes.
A Paris, plus d’un millier de Black Blocs ont commis des violences le 1er mai, est-ce un phénomène nouveau?
Non ! Il faut bien souligner que ce ne sont pas des casseurs qui pillent pour le plaisir mais les tenants d’une idéologie, qui veulent renverser le système capitaliste, prônent une société sans Etat et sans classes. Ce qui m’a frappé lors de ce 1er mai, c’est le rapport de forces: ces Black Blocs, nombreux, n’étaient que l’avant-garde d’un cortège fourni de plus de 10 000 personnes derrière, distinct de celui des organisations syndicales. Des gens de la mouvance anarcho-libertaire, qui ne se reconnaissent pas dans la mobilisation syndicale mais dans une contestation plus radicale.
Se reconnaissent-ils dans La France insoumise?
Non. Mélenchon est paradoxalement un homme d’ordre. La République, pour lui, ce n’est pas le désordre. La démocratie antagonique qu’il défend a pour ennemi l’injustice, il considère l’ordre actuel comme illégitime et c’est à ce titre qu’il le conteste. Il réfute le mode d’action des black blocs dont l’ennemi est l’Etat et la notion même de pouvoir. D’où son message aux jeunes: ne vous trompez pas de colère, il existe un autre débouché.
Ces violences peuvent-elles être une réponse à une forme de violence sociale ou économique qu’exercerait Emmanuel Macron?
Cette radicalisation n’est pas née avec son élection : quand vous avez Mélenchon à 19% au premier tour de la présidentielle et Marine Le Pen au second à 34%, c’est qu’il se passe déjà quelque chose ! Mais il est clair que le discours d’Emmanuel Macron expliquant qu’il n’y a pas d’autre voie possible que sa politique, et qui n’est contesté dans le champ politique que par LFI et le FN, fait des dégâts. D’autant que les corps intermédiaires sont a aiblis et contournés. Le président de la République explique qu’il veut enclencher un électrochoc pour sortir le pays de l’immobilisme, mais sa politique peut déclencher, outre l’adhésion, soit la résignation soit la colère.
L’opération des identitaires pour repousser des migrants au col de l’Échelle a frappé les esprits. Comment a-t-elle été possible?
Avec la couverture médiatique, il y a eu un e et de loupe alors qu’il n’y avait qu’une centaine de militants. On est dans les proportions traditionnelles de cette mouvance: ils étaient 500 à défiler à Paris en février dernier et Génération identitaire, c’est une mouvance d’un millier de personnes. Deux choses m’ont frappé dans cette opération : plus que l’argent dépensé, c’est la logistique qu’il faut pour organiser ce type d’opération, comme le « C-Star », ce bateau a rété l’été dernier en Méditerranée pour repousser les migrants. Il faut avoir de bons logisticiens! L’autre fait nouveau, ce sont les réactions du FN. Les identitaires sont une avant-garde militante, ils lancent des thèmes sur les réseaux sociaux, parlent sans complexe du « grand remplacement » par exemple. Jusqu’ici le FN ne soutenait pas o ciellement leurs opérations. Cela infuse… Cette fois Louis Aliot, Nicolas Bay, Marine Le Pen elle-même ont loué leur action. En e et, le FN est désormais convaincu que ce n’est pas sur la question européenne qu’on fait la di érence, mais que dans les années à venir la question centrale sera partout celle de l’immigration et de l’identité. Dans son discours au congrès de Lille, Marine Le Pen donne quand même raison à Caïn, le paysan sédentaire qui a tué son frère Abel, le berger nomade…
La vitalité de ces mouvements identitaires s’explique-t-elle par l’affaiblissement du FN depuis la présidentielle?
Ce n’est pas parce que Marine Le Pen est faible mais parce que tout processus de normalisation sécrète de manière quasi automatique la déception d’une partie des militants qui sont dans la radicalité de rupture. Pour un certain nombre d’entre eux, Marine Le Pen a trahi, s’est ralliée au système.
Un nouveau mouvement, Bastion social, s’implante à Lyon, à Paris… De quoi s’agit-il?
Ce n’est ni plus ni moins que l’ancien GUD auquel se sont agglomérés des petits groupes de l’ultradroite. Comme à Chambéry avec Edelweiss-Pays de Savoie. L’ultradroite est un microcosme mouvant, très fluide, avec des groupuscules concurrents. Idéologiquement, les activistes de Bastion social sont des nationalistes révolutionnaires. La nouveauté, c’est leur discours inspiré du fascisme de gauche, du mouvement néofasciste italien CasaPound qu’ils veulent imiter : ils veulent monter des actions sociales au bénéfice des « Français de souche » qui seraient devenus des étrangers dans leur propre pays, victimes d’une discrimination à l’envers. Du côté de Bastion social, on a vu des violences à Lyon, Strasbourg et Chambéry. En face, des militants d’ultragauche, des « antifas », n’hésitent pas à aller eux aussi au contact, ce qui donne finalement une situation assez préoccupante.
“POUR LES BLACK BLOCS, L’ENNEMI C’EST L’ÉTAT ET LA NOTION MÊME DE POUVOIR.”
JEAN YVES CAMUS