“LUNDIMATIN”, MATRICE DE LA GAUCHE RADICALE
Emanation du Comité invisible, cette revue libertaire en ligne séduit un public de plus en plus nombreux. Avec l’ambition de pousser Macron à bout
Tout à la célébration de leur propre gloire, soixantehuitards repus et ex-révolutionnaires comblés n’aiment guère que de plus jeunes viennent leur faire de l’ombre. « En 68, la révolte respirait la littérature et la philosophie : Sartre, Deleuze, Althusser, dissertait récemment Régis Debray. Je peux me tromper, mais je ne sache pas qu’à Tolbiac on cite Edgar Morin ou Arthur Rimbaud chez les zadistes. » Sans doute l’ancien compagnon du Che devrait-il aller y voir de plus près. Car une des caractéristiques des mouvements libertaires qui émergent sur la scène publique – zadistes à Notre-Dame-desLandes, cortège de tête dans les manifs, occupation de l’Ecole normale supérieure –, c’est bien leur dimension philosophique, voire littéraire.
Ce lien entre action et bagage théorique, une revue en ligne l’incarne tout particulièrement. Elle a pour nom Lundimatin et s’est imposée comme une référence dans les milieux autonomes et anarchistes. Lancée en décembre 2014 sous la forme d’un site réactualisé chaque semaine, elle en est désormais à son 146e numéro. Ni directeur ni rédacteur en chef, mais une influence réelle sur beaucoup d’activistes, comme le confirme l’écrivain Serge Quadruppani, un de ses contributeurs les plus actifs : « Chez les zadistes ou dans le cortège de tête, il y a de nombreux lecteurs de Lundimatin. »
Dès le 28 février, la revue avait notamment publié un appel à préparer « un 1er-Mai bien révolutionnaire à Paris ». Texte qui commençait par ces mots : « La braise couve sous la cendre de l’anesthésie macronienne. » Et se poursuivait ainsi : « Le burnout général n’est plus très loin. Alors pourquoi ne pas tout mettre HS avant d’être soi-même HS ? […] Et puisqu’au fond toutes les raisons de faire la révolution sont là, pourquoi ne pas se donner les dates et concentrer les forces ? […] Nous, on veut déchiqueter le désastre […]. Pour la suite, tout est à construire – des occupations, des blocages, des grèves, des start-up à rayer de la carte, des nuits à discuter, des manifestations sau-
vages comme on n’ose plus en faire, des manifestations tout ce qu’il y a de plus déclaré, une bordélisation du centre-ville yuppifié de Paris, et c’est pas les cibles, ni les occasions qui vont manquer en mai 2018. » La veille de ce fameux 1er-Mai, le site diffusait également un appel du cortège de tête « à envahir le quartier Latin dès la manifestation dissoute ».
A l’origine de Lundimatin, on trouve les piliers du Comité invisible, auteurs anonymes de plusieurs livres, dont « l’Insurrection qui vient ». Cet essai avait connu un succès inattendu (60 000 exemplaires vendus) après le déclenchement de l’affaire Tarnac, les services antiterroristes voyant la main de ces « idéologues » dans le sabotage, en novembre 2008, d’une ligne TGV (de cette accusation, tous les prévenus ont définitivement été relaxés le mois dernier). Parmi eux, Mathieu Burnel et Julien Coupolice pat, même si, pour ce dernier, il n’est – pour l’heure – pas question de reconnaître la moindre participation. Mais attention, prévient Serge Quadruppani, « Lundimatin ne peut pas être réduit au Comité invisible ! C’est un groupe bien plus élargi. Leur démarche est très loin du sectarisme de certains milieux radicaux. » Autour de lui, le noyau de départ a en effet réussi à agréger des signatures venant d’horizons divers : l’éditeur Eric Hazan, le romancier Pierre Alféri, l’économiste Frédéric Lordon, l’essayiste Ivan Ségré, la poétesse Nathalie Quintane ou l’écrivain de science-fiction Alain Damasio. Autres compagnons de route, Hugues Jallon, nouveau président du Seuil, la philosophe Elsa Dorlin, qui vient de publier « Se défendre: une philosophie de la violence » (1), où elle retrace à travers ce prisme les combats des minorités, le metteur en scène Sylvain Creuzevault. Notons également qu’Eric Vuillard, le dernier prix Goncourt, très engagé contre la loi Travail, avait accordé à la revue un long entretien lors de la sortie de son précédent livre, « 14 Juillet ». « L’Etat célèbre chaque année le 14-Juillet en montrant les muscles à grand renfort de tanks et de jeeps descendant les Champs-Elysées,y disait-il. Il y a une forme d’impertinence à rappeler qu’il commémore une émeute. »
Lundimatin revendique entre 350 000 et 600 000 visites tous les mois. Certains articles ont largement dépassé la sphère des fidèles, comme cette charge féroce contre Le Média, la webtélé de Jean-Luc Mélenchon, quand celle-ci avait refusé de passer des images de la Ghouta – ce quartier en périphérie de Damas – bombardée par les forces du régime d’Al-Assad. Le site se veut à la fois l’écho des luttes sociales, dans la rue ou dans les prétoires, mais aussi le terrain de réflexions philosophiques sur l’émeute, la place du travail ou le rôle de la qui « fait ce qu’elle veut et s’est arrogé une impunité à peu près totale ». Un corpus qui s’inscrit dans la lignée de Michel Foucault, Gilles Deleuze ou l’Italien Giorgio Agamben. « Il n’y a pas de maître à penser, seulement des phares dont on peut intercepter et relayer les lumières », dit Alain Damasio. A l’inverse, sont cloués au pilori « ceux qui organisent notre désarmement, est-il écrit, les pitres du PCF, de La France insoumise, des Verts et du Parti socialiste qui “jouent l’apaisement”, “condamnent les violences”, “appellent à la responsabilité” et entendent “faire renaître l’espoir”. Ils nous veulent pleins d’espoir car nul n’a jamais agi par espoir, et que notre passivité est leur fonds de commerce ».
Mais Lundimatin ne veut pas se contenter d’être le fer de lance d’un combat militant. « Nous publions de la poésie, des bandes dessinées, des exégèses talmudiques, des articles sur les anarchistes chinois du
xixe siècle, et espérons-le, bientôt, des fiches cuisine, explique un membre de l’équipe. En somme, si nous sommes très certainement un journal “politique”, ce n’est absolument pas au sens où c’est entendu habituellement mais plutôt dans une recherche d’approfondissement et d’élaboration d’un regard sur le monde un peu plus épais. »
Signe d’un succès certain, une version papier a été lancée l’an passé – qui regroupe des articles déjà publiés –, en partenariat avec les éditions de La Découverte. Trois numéros sont sortis (1 500 exemplaires vendus environ). Basé à Rouen, le coeur de la rédaction comprend sept personnes : « Nous fonctionnons à partir des dons que nos lecteurs nous envoient. Nos moyens sont donc très modestes mais nous tâchons d’en faire bon usage. » Faut-il préciser qu’aucun contributeur n’est rémunéré ? Qu’importe, l’ambition de Lundimatin n’est pas financière mais bien politique : « Démissionner Emmanuel Macron. Il nous reste quatre ans pour y parvenir. »