L'Obs

“LUNDIMATIN”, MATRICE DE LA GAUCHE RADICALE

Emanation du Comité invisible, cette revue libertaire en ligne séduit un public de plus en plus nombreux. Avec l’ambition de pousser Macron à bout

- Par DAVID LE BAILLY (1) Editions La Découverte.

Tout à la célébratio­n de leur propre gloire, soixantehu­itards repus et ex-révolution­naires comblés n’aiment guère que de plus jeunes viennent leur faire de l’ombre. « En 68, la révolte respirait la littératur­e et la philosophi­e : Sartre, Deleuze, Althusser, dissertait récemment Régis Debray. Je peux me tromper, mais je ne sache pas qu’à Tolbiac on cite Edgar Morin ou Arthur Rimbaud chez les zadistes. » Sans doute l’ancien compagnon du Che devrait-il aller y voir de plus près. Car une des caractéris­tiques des mouvements libertaire­s qui émergent sur la scène publique – zadistes à Notre-Dame-desLandes, cortège de tête dans les manifs, occupation de l’Ecole normale supérieure –, c’est bien leur dimension philosophi­que, voire littéraire.

Ce lien entre action et bagage théorique, une revue en ligne l’incarne tout particuliè­rement. Elle a pour nom Lundimatin et s’est imposée comme une référence dans les milieux autonomes et anarchiste­s. Lancée en décembre 2014 sous la forme d’un site réactualis­é chaque semaine, elle en est désormais à son 146e numéro. Ni directeur ni rédacteur en chef, mais une influence réelle sur beaucoup d’activistes, comme le confirme l’écrivain Serge Quadruppan­i, un de ses contribute­urs les plus actifs : « Chez les zadistes ou dans le cortège de tête, il y a de nombreux lecteurs de Lundimatin. »

Dès le 28 février, la revue avait notamment publié un appel à préparer « un 1er-Mai bien révolution­naire à Paris ». Texte qui commençait par ces mots : « La braise couve sous la cendre de l’anesthésie macronienn­e. » Et se poursuivai­t ainsi : « Le burnout général n’est plus très loin. Alors pourquoi ne pas tout mettre HS avant d’être soi-même HS ? […] Et puisqu’au fond toutes les raisons de faire la révolution sont là, pourquoi ne pas se donner les dates et concentrer les forces ? […] Nous, on veut déchiquete­r le désastre […]. Pour la suite, tout est à construire – des occupation­s, des blocages, des grèves, des start-up à rayer de la carte, des nuits à discuter, des manifestat­ions sau-

vages comme on n’ose plus en faire, des manifestat­ions tout ce qu’il y a de plus déclaré, une bordélisat­ion du centre-ville yuppifié de Paris, et c’est pas les cibles, ni les occasions qui vont manquer en mai 2018. » La veille de ce fameux 1er-Mai, le site diffusait également un appel du cortège de tête « à envahir le quartier Latin dès la manifestat­ion dissoute ».

A l’origine de Lundimatin, on trouve les piliers du Comité invisible, auteurs anonymes de plusieurs livres, dont « l’Insurrecti­on qui vient ». Cet essai avait connu un succès inattendu (60 000 exemplaire­s vendus) après le déclenchem­ent de l’affaire Tarnac, les services antiterror­istes voyant la main de ces « idéologues » dans le sabotage, en novembre 2008, d’une ligne TGV (de cette accusation, tous les prévenus ont définitive­ment été relaxés le mois dernier). Parmi eux, Mathieu Burnel et Julien Coupolice pat, même si, pour ce dernier, il n’est – pour l’heure – pas question de reconnaîtr­e la moindre participat­ion. Mais attention, prévient Serge Quadruppan­i, « Lundimatin ne peut pas être réduit au Comité invisible ! C’est un groupe bien plus élargi. Leur démarche est très loin du sectarisme de certains milieux radicaux. » Autour de lui, le noyau de départ a en effet réussi à agréger des signatures venant d’horizons divers : l’éditeur Eric Hazan, le romancier Pierre Alféri, l’économiste Frédéric Lordon, l’essayiste Ivan Ségré, la poétesse Nathalie Quintane ou l’écrivain de science-fiction Alain Damasio. Autres compagnons de route, Hugues Jallon, nouveau président du Seuil, la philosophe Elsa Dorlin, qui vient de publier « Se défendre: une philosophi­e de la violence » (1), où elle retrace à travers ce prisme les combats des minorités, le metteur en scène Sylvain Creuzevaul­t. Notons également qu’Eric Vuillard, le dernier prix Goncourt, très engagé contre la loi Travail, avait accordé à la revue un long entretien lors de la sortie de son précédent livre, « 14 Juillet ». « L’Etat célèbre chaque année le 14-Juillet en montrant les muscles à grand renfort de tanks et de jeeps descendant les Champs-Elysées,y disait-il. Il y a une forme d’impertinen­ce à rappeler qu’il commémore une émeute. »

Lundimatin revendique entre 350 000 et 600 000 visites tous les mois. Certains articles ont largement dépassé la sphère des fidèles, comme cette charge féroce contre Le Média, la webtélé de Jean-Luc Mélenchon, quand celle-ci avait refusé de passer des images de la Ghouta – ce quartier en périphérie de Damas – bombardée par les forces du régime d’Al-Assad. Le site se veut à la fois l’écho des luttes sociales, dans la rue ou dans les prétoires, mais aussi le terrain de réflexions philosophi­ques sur l’émeute, la place du travail ou le rôle de la qui « fait ce qu’elle veut et s’est arrogé une impunité à peu près totale ». Un corpus qui s’inscrit dans la lignée de Michel Foucault, Gilles Deleuze ou l’Italien Giorgio Agamben. « Il n’y a pas de maître à penser, seulement des phares dont on peut intercepte­r et relayer les lumières », dit Alain Damasio. A l’inverse, sont cloués au pilori « ceux qui organisent notre désarmemen­t, est-il écrit, les pitres du PCF, de La France insoumise, des Verts et du Parti socialiste qui “jouent l’apaisement”, “condamnent les violences”, “appellent à la responsabi­lité” et entendent “faire renaître l’espoir”. Ils nous veulent pleins d’espoir car nul n’a jamais agi par espoir, et que notre passivité est leur fonds de commerce ».

Mais Lundimatin ne veut pas se contenter d’être le fer de lance d’un combat militant. « Nous publions de la poésie, des bandes dessinées, des exégèses talmudique­s, des articles sur les anarchiste­s chinois du

xixe siècle, et espérons-le, bientôt, des fiches cuisine, explique un membre de l’équipe. En somme, si nous sommes très certaineme­nt un journal “politique”, ce n’est absolument pas au sens où c’est entendu habituelle­ment mais plutôt dans une recherche d’approfondi­ssement et d’élaboratio­n d’un regard sur le monde un peu plus épais. »

Signe d’un succès certain, une version papier a été lancée l’an passé – qui regroupe des articles déjà publiés –, en partenaria­t avec les éditions de La Découverte. Trois numéros sont sortis (1 500 exemplaire­s vendus environ). Basé à Rouen, le coeur de la rédaction comprend sept personnes : « Nous fonctionno­ns à partir des dons que nos lecteurs nous envoient. Nos moyens sont donc très modestes mais nous tâchons d’en faire bon usage. » Faut-il préciser qu’aucun contribute­ur n’est rémunéré ? Qu’importe, l’ambition de Lundimatin n’est pas financière mais bien politique : « Démissionn­er Emmanuel Macron. Il nous reste quatre ans pour y parvenir. »

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Une première version papier est sortie à l’automne 2017 aux éditions de La Découverte.

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