L'Obs

Feu de Bruce

IRRÉCUPÉRA­BLE, PAR LENNY BRUCE, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHRISTINE RIMOLDY, TRISTRAM, 362 P., 23,50 EUROS.

- DAVID CAVIGLIOLI

Lenny Bruce (ci-dessous, dans les années 1950), père fondateur du stand-up américain, était un drôle de comique qui faisait rarement rire. Il montait sur scène sans n’avoir rien préparé, et vitupérait ad libitum, avec une voix saccadée de grand névrosé et un talent de jazzman pour l’improvisat­ion. Il parlait de Jésus, de politique, des juifs (il était juif ) et, surtout, de sexe. Aujourd’hui, il passerait pour modérément obscène, mais à l’époque il en fallait peu pour indigner. Un soir à San Francisco, en 1961, il a employé l’expression « suce-bite ». La police, prévenue on ne sait comment, l’a arrêté à la sortie – première d’une longue série. Il est devenu un de ces artistes malheureux dont le gagne-pain est de faire scandale. La presse le traitait de dégénéré. Des flics en civil assistaien­t à ses spectacles et lui passaient les menottes à la fin. Bob Dylan, Norman Mailer et Woody Allen pétitionna­ient pour qu’il sorte de prison. A la fin de sa vie (il est mort en 1966 d’une overdose de morphine à 40 ans), il ne faisait plus sur scène que ruminer sur les juges et les journalist­es. En 1964, « Playboy » lui a demandé d’écrire son autobiogra­phie, et l’a publiée en feuilleton. Un an après sa mort, l’ensemble a donné un livre, intitulé « How to Talk Dirty and Influence People » (« Comment être vulgaire et influencer les gens »). Il paraît chez nous pour la première fois. L’ouverture du livre est décevante. Bruce raconte son enfance pendant la Grande Dépression, en farcissant son texte de blagues – et on sait qu’en littératur­e la blague est le grand ennemi de l’humour. Ça devient intéressan­t quand Bruce perd ses tics d’humoriste. D’une écriture nonchalant­e et acide qui fait penser au Henry Miller de « la Crucifixio­n en rose », il parle de ses débuts, de la pauvreté, des clubs érotiques miteux où il intervient entre deux numéros de charme, de son mariage raté avec une strip-teaseuse. Assez vite, bien sûr, ça tourne à la tragi-comédie judiciaire. Il règle ses comptes avec les journaux, les flics, les juges. On ferme le livre attendri par ce névropathe en colère qui ne pouvait pas s’empêcher, comme il dirait, de faire chier les suce-bites.

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