L’esprit des éléphants
Les animaux éprouvent-ils des émotions, et lesquelles? L’Américain Carl Safina répond dans un livre majeur
L’eau rend les éléphants heureux. On observe chez eux une joie profonde. La femelle aime son éléphanteau. Si celui-ci vient à mourir, son chagrin est durable. Pour autant, comparer les animaux aux hommes pour les évaluer n’a aucun sens, selon Cynthia Moss, chroniqueuse depuis vingt ans des manières de ces géants hypersensibles. La chercheuse trouve plus pertinent de regarder chaque éléphant pour ce qu’il est : Enid a un tempérament loyal. Eliott est bouteen-train et Eudora excentrique. Pour écrire ce traité sur la vie intérieure des animaux, le documentariste Carl Safina a rencontré les plus grands observateurs d’orques, de loups ou de tortues. Le parti-pris de Cynthia Moss lui semble fondamental. « Il sous-entend que l’homme n’est pas la mesure de toute chose », écrit-il. L’observation animale est une science jeune d’un siècle. Les pionniers de l’éthologie décrivaient ce qu’ils voyaient sans jamais s’interroger sur les motivations et les sentiments par crainte d’être taxés d’« anthropomorphisme ». Cette intimidation intellectuelle devenue un cliché a fait beaucoup de mal. Même argumentée, une étude sur l’émotivité des bêtes pouvait casser net une carrière comme celle de Donald Griffin dans les années 1970 après la parution de « Question of Animal Awareness » (« la Question de la conscience animale »). En 1992, un auteur de la revue « Science » expliquait: « Etudier les perceptions animales n’est pas un projet que je recommanderais. » Les biologistes ont ainsi contribué – avec Descartes, désastreux théoricien de « l’animal machine » – à ancrer l’idée que les humains sont les seuls mammifères conscients et émotionnels. Depuis dix ans, les choses changent. « La personnalité est probablement le trait le plus sous-estimé des créatures en liberté », poursuit Carl Safina. Chiens, oiseaux… ont eux aussi une expérience de la vie. Comme disait le grand Charles (Darwin) qui savait que l’animal est doté d’esprit, « il n’est jamais inutile de se faire une juste idée de son ignorance ».