QUI VEUT LA PEAU DE FRANÇOISE NYSSEN
Depuis sa nomination, la ministre de la Culture, ex-patronne d’Actes Sud, est accusée de ne pas être à la hauteur. Pourtant, l’Elysée lui renouvelle sa confiance. Portrait d’une femme résiliente
La rencontre était préparée, le dialogue ne l’était pas. Il a eu lieu dans une salle de cinéma, pendant le festival Séries Mania qui s’est tenu à Lille au début du mois de mai. A l’écart du public, dans un espace aménagé pour l’occasion, Françoise Nyssen discute avec Kad Merad. Comédien, il joue l’étonnement. « Alors comme ça vous êtes de la société civile ? Mais dites-moi, avant d’être nommée, vous connaissiez Macron ? » La ministre répond qu’elle ne l’avait croisé qu’une seule fois, au Salon du Livre, pendant la campagne. Le « Baron noir » (la série dont Merad est le personnage principal) éructe : « C’est dingue, ça ! Et quand il a été élu il vous a juste passé un coup de fil ? » Prudente, la ministre de la Culture et de la Communication répond oui. Kad Merad a lui aussi une histoire à raconter. Car Emmanuel Macron, il le connaît : « On s’est croisés dans un aéroport pendant la campagne électorale, je crois que c’était à Marseille, il est sympa, hein ? Après, il m’a adressé plusieurs fois des textos, c’était marrant. Depuis qu’il est élu, plus rien, silence radio. Tiens, je vais vous donner mon numéro de portable, vous en ferez ce que vous voulez, mais attention, il n’y a que ma femme qui a le droit de m’appeler là-dessus ! » Françoise Nyssen reprend la main, elle fait parler le comédien de ses débuts, il raconte qu’il a joué sa première pièce de théâtre quand il avait 12 ans et que ça lui avait donné confiance en lui. La ministre se tourne vers nous : « Vous avez entendu ? Le théâtre à l’école… » Comme si, soudain, elle trouvait là une confirmation de son plan Culture près de chez vous. Quelques jours avant ce dialogue avec Kad Merad, la ministre avait assisté, lors de l’ouverture de ce festival de Séries Mania, à la projection du premier épisode d’une série américaine. Son titre ? « Succession ».
Succession, un mot qui revient souvent dans le petit monde de la culture lorsqu’on évoque le nom de Françoise Nyssen. Qui lui succédera ? Un an après son arrivée rue de Valois, elle est jugée sévèrement par certaines personnalités politiques et culturelles. Les flèches les plus venimeuses sont décochées en off. Pêle-mêle, on lui reproche « son inaction », « ses hésitations », « sa méconnaissance des dossiers ». Suprême injure : « Elle n’a pas les codes. » Comprendre : elle ne sait pas se vendre, elle ne sait pas s’imposer. Des remarques fondées seulement sur la manière dont elle dirige son ministère ? Pas sûr. On se souvient que sa nomination le 17 mai 2017 avait été applaudie par les milieux culturels, qui saluaient tout autant la personne que ses réussites à la tête de la maison d’édition Actes Sud. Pourtant, à peine les fusées de la fête retombées, les premières escarmouches éclatent. Le 22 mai 2017, un attentat terroriste perpétré à la sortie d’une salle de concert à Manchester provoque un carnage. Françoise Nyssen, qui se trouve alors au Festival de Cannes, apparaît sur les écrans de télévision. Elle lit maladroitement une déclaration dans laquelle
elle fait part de son « anéantissement » et de sa « tristesse la plus totale ». Peu après, Renaud Donnedieu de Vabres, ancien ministre de la Culture du gouvernement Raffarin, condamne l’attitude de Françoise Nyssen, lui reprochant de ne pas s’être rendue à l’ambassade de Grande-Bretagne où un registre de condoléances avait été ouvert. « C’est une faute, dit-il, et je le lui dirai lorsque je la rencontrerai. » Ce n’est pas un carton jaune (la déclaration n’a pas été rendue publique) mais elle sonne déjà comme un avertissement, à peine une semaine après la prise de fonction de la ministre. Quatre mois plus tard, invité à donner son impression sur les premiers pas en politique de l’ancienne patronne d’Actes Sud, Jack Lang nous répond : « Quand on fait de la politique, il faut agir. Voyez la loi sur le prix unique du livre, elle a été votée le 10 août 1981. Et cela alors que j’avais été nommé ministre de la Culture le 22 mai précédent ! » Il n’en dira pas plus, mais le message est clair. Quand on est ministre, on fait voter des lois.
La pression continue à monter, les reproches se multiplient. En off toujours, ce haut fonctionnaire éructe : « Comment voulez-vous qu’elle foute quelque chose, elle passe trois heures par jour à faire de la méditation. » Les humoristes ont ajouté leur grain de sel après une émission de radio sur France-Inter au cours de laquelle, à plusieurs reprises et pour éviter de donner des réponses précises, elle affirme : « Je réfléchis », « Je vais réfléchir », « Il faut réfléchir ». La rumeur a fait le reste : depuis plusieurs semaines, les éternels prétendants au trône de la rue de Valois sortent de l’ombre. Selon « le Canard enchaîné », Olivier Poivre d’Arvor (ambassadeur de France en Turquie) et Christophe Girard (adjoint à la mairie de Paris) font savoir dans les dîners en ville qu’ils sont prêts (une fois de plus !) à rendre service à la nation. Un de leurs amis commente : « Ceux-là, ils sont toujours sur la ligne de départ et jamais à l’arrivée. » Dans les couloirs de l’Assemblée, le député de la droite constructive, Franck Riester, se tient lui aussi l’arme au pied, faisant valoir ses affinités macroniennes.
L’intensité du feu des critiques allant croissant, un proche de la ministre lui suggère d’abandonner la partie : « Laisse tomber, lui a-t-il dit, ce sont des chiens, ils vont te bouffer. » Mais elle n’a pas laissé tomber. Lors de son déplacement à Lille, nous l’avons interrogée. La méditation ? « Oui, je médite, mais c’est une question d’ordre privé. » Est-elle affectée par les attaques répétées ? « J’entends ce qui se dit, je ne suis pas sourde. Je sais que c’est compliqué. Ce qui me porte, c’est une conviction. Et c’est toujours ainsi que j’ai fonctionné. » Pendant trente-cinq ans, avec son mari JeanPaul Capitani, elle a développé à Arles Actes Sud, ouvert une librairie, un lieu pour les concerts, les rencontres, les expos, ouvert une école. « Quand nous avons commencé, la ville était au tapis, les ateliers SNCF et plusieurs entreprises avaient fermé. Aujourd’hui, Arles est en train de renaître et c’est grâce à la culture. Ce que nous avons fait, c’est un peu, toutes proportions gardées, ce que je propose dans le plan Culture près de chez vous que j’ai présenté le 29 mars. » La voix de Françoise Nyssen n’est plus incertaine. Elle manie volontiers l’autodérision, s’amusant de ne plus pouvoir « réfléchir » – à cause de son émission à France-Inter. « Si je ne peux
plus réfléchir, je peux toujours penser, je peux toujours cogiter. » Elle devient cependant plus tendue lorsqu’on lui rappelle que son projet Culture près de chez vous, qui prévoit notamment la mise en place dans les régions de 200 micro-folies (des maisons de la culture modulables), a suscité des réserves. Dans une tribune publiée dans « le Monde » le 23 avril, les principales organisations du spectacle vivant, s’adressant au président de la République, dénoncent « une vision paresseuse, vénale et embourgeoisée de la culture […] », s’en prenant à « Paris et ses institutions nationales, Paris et ses théâtres privés, Paris et ses gadgets et kits culturels tout prêts. » Le texte s’adresse au président mais il vise nommément sa ministre. La charge a beau être violente, elle ne semble pas la déstabiliser.
« Certaines des critiques m’ont presque donné envie de rire. Elles font totalement abstraction de la réalité. Nous vivons dans un pays où il existe un extraordinaire maillage culturel. Mais tout le monde n’a pas accès à la culture. On ne peut pas continuer à ignorer cette fracture, cette ségrégation culturelle qui fait le jeu de tous les extrémismes. La culture a un rôle capital à jouer, elle peut permettre aux gens de se réapproprier leur histoire. Je sais que de nombreux acteurs culturels se livrent à un travail de fond sur le terrain. Je pourrais vous citer par exemple, parmi bien d’autres, le travail que mène Francis Peduzzi au Channel à Calais : il a fait de cet ancien abattoir un lieu très ouvert, où sont montés des spectacles à la fois très accessibles et très décalés. » Alors, quand on lui parle de « parisianisme », elle bout : « Je n’ai pas attendu d’être ministre pour aller dans les régions. Pendant sept ans, j’ai participé au Haut Conseil à l’Education artistique et culturelle aux côtés du violoniste Didier Lockwood [musicien de jazz mort le 18 février dernier, NDLR], et je peux vous dire que j’ai pu voir absolument tout ce qui se faisait en France. » Elle ne peut pas s’en empêcher : à nouveau elle parle d’Arles, du travail qu’elle y a accompli. La part d’un rêve qu’elle ambitionne de voir se concrétiser à l’échelle du pays.
Au sein même du ministère, les baronnies constituées ne lui facilitent pas la tâche. L’un des membres de cette administration nous confie : « A son arrivée, Françoise Nyssen a été surprise par le fonctionnement du ministère, par la multiplicité de ses strates administratives et par l’importance de ses silos – ces lieux où chacun essaie de préserver son pouvoir. » Dans un premier temps, elle n’a pourtant pas touché à l’organigramme de l’administration centrale du ministère. Un an plus tard, c’est chose faite. Les postes de la direction générale de la création artistique, de la direction générale des patrimoines, celui du service interministériel des archives, celui des musées de France (ces deux services dépendent de la direction générale du patrimoine) sont désormais ouverts. En clair, leurs anciens titulaires ont été remerciés (ou appelés à d’autres fonctions), leurs successeurs seront prochainement nommés par le
“CE QUI ME PORTE, C’EST UNE CONVICTION. ET C’EST TOUJOURS AINSI QUE J’AI FONCTIONNÉ.” FRANÇOISE NYSSEN
président de la République, sur proposition de la ministre de la Culture. Un coup de balai avant l’été ?
Depuis plusieurs semaines, Françoise Nyssen est passée à la vitesse supérieure, multipliant les déplacements en région et les annonces. Au Printemps de Bourges, elle dévoile le projet de la création d’un Centre national de la Musique – qui serait un peu l’équivalent du tout-puissant Centre national du Cinéma ; à Lille, elle se félicite de l’adoption par l’Union européenne (« après une rude bagarre », dit-elle) de la directive qui contraint les opérateurs de VOD – vidéos à la demande – comme Netflix, de proposer au moins 30% d’oeuvres européennes au sein de leur catalogue. Autre disposition : les chaînes de télévision et ces mêmes opérateurs de VOD devront contribuer au financement de la création dans les pays qu’ils ciblent quel que soit le pays d’où ils émettent leurs programmes. Au Festival de Cannes, la ministre a tenté de faire avancer en coulisses le dossier de la « chronologie » des médias : les modalités de cette chronologie, qui déterminent l’ordre et les délais d’exploitation d’un film selon les supports et les modes de diffusion, ont été fixées en 2009, mais depuis, ce vieux serpent de mer demeure bloqué dans d’éternels échanges
et négociations. L’échéance de dossiers importants se rapproche. Le projet de loi sur les fausses nouvelles doit être présenté à l’Assemblée nationale en juin ; le pass culture (promesse de campagne du candidat Emmanuel Macron) est actuellement testé dans quatre territoires et devrait voir le jour dans sa version définitive à l’automne. Et l’audiovisuel, dans tout ça ? Ce mégachantier, voulu par Emmanuel Macron, fait amplement débat. Nyssen n’y paraît pas vraiment à l’aise, elle avance sur la pointe des pieds. On lui reproche son immobilisme ? Elle rétorque : « Oui, j’y travaille. Dès le début j’ai réuni l’ensemble des patrons de société concernés par ce projet [NDLR : France Télévisions, Radio France, France Médias Monde, l’INA] pour mettre en place avec eux un comité stratégique. Personne ne les avait jamais réunis ! Ils doivent travailler ensemble sur des sujets transversaux, sur l’offre culturelle, sur l’offre de proximité, sur l’information. »
Ce lundi 21 mai, elle s’est entretenue avec le Premier ministre Edouard Philippe ainsi qu’avec Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, et Sibyle Veil, patronne de Radio France. Françoise Nyssen a vu ses attributions confirmées et même renforcées. Comme elle le souhaitait, la réforme de l’audiovisuel sort du strict cadre budgétaire du plan Action publique 2022. Et elle va réunir une task force qui sera chargée de consulter les professionnels de l’audiovisuel et sera chargée de piloter le projet de cette réforme. On disait Nyssen affaiblie, la voici qui vient de remporter une première manche décisive.
A Lille, alors qu’elle visitait les locaux de France Bleu Nord, elle a été interpellée par les journalistes de la rédaction : « Avec les projets dans les tuyaux, on sait ce qui va se passer, on va être bouffés par France 3. On ne pèse rien à côté d’eux, ils ont des moyens colossaux que nous n’avons pas. Allez sur leur site internet, vous verrez bien. » L’échange est courtois, Nyssen tente de rassurer : « Vous ne pouvez pas dire que les radios vont disparaître, ce n’est pas vrai. Regardez, les audiences des stations du service public progressent. Alors pourquoi nous en priverions-nous ? » Il n’en reste pas moins qu’il y aura des changements, c’est sûr. Si le ministère de la Culture demeure une figure de proue, les collectivités territoriales pèsent de plus en plus lourd. L’an dernier, elles ont dépensé 9 milliards d’euros pour la culture, soit presque l’égal du budget du ministère de la rue de Valois – l’audiovisuel et la communication raflant à eux seuls près de 4 milliards.
L’ambition de Françoise Nyssen s’inscrit dans une démarche volontariste. Certes elle n’a toujours pas réussi à convaincre son collègue de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer d’inscrire au programme des établissements scolaires « la transmission artistique et culturelle » mais « je ne désespère pas de le convaincre, j’y travaille ». On la disait dilettante ? Un de ses collaborateurs témoigne : « Elle bosse tard le soir, elle commence à l’aube, elle nous épuise ! » Françoise Nyssen pense-t-elle aujourd’hui à son avenir ? Du tac au tac, elle mitraille : « Moi, j’avance. Je sais me répéter. Je ne lâcherai pas. » Elle regarde sa montre en plastique. « Bon, on y va ? »