DEEPAK CHOPRA
LE GOUROU DU BONHEUR
Il est très facile de regarder Deepak Chopra comme un charlatan. Il n’y a pas à trop réfléchir. A 71 ans, Chopra a un visage sans rides et des dents blanches de vingtenaire, ce qui est louche. Cet ancien médecin, qui a pratiqué l’endocrinologie en Inde et aux Etats-Unis, est devenu richissime en créant des fondations dédiées à la méditation et aux médecines parallèles. Il a été le gourou de Michael Jackson et de Madonna. Son appartement de 350 mètres carrés en plein Manhattan, d’une valeur estimée à 15 millions de dollars, est situé dans un immeuble new age qui protège ses résidents des champs électromagnétiques et permet à votre corps, selon Chopra, de « s’autoréguler ». (Leonardo DiCaprio y possède aussi un appartement.) Sa bibliographie est volumineuse : il a signé plus de 80 essais, parmi lesquels « les Sept Lois spirituelles du succès », « le Corps quantique », « Le pouvoir de l’univers est en vous » ou « la Méthode Chopra pour perdre du poids ». Il a vendu 30 millions de livres. Il passe son temps à lancer des sites et des applications de bien-être, dont la dernière, Jiyo, vous propose à toute heure de vous mettre en position du lotus, vous suggère d’appeler un « être cher » pour augmenter votre karma empathique, ou vous permet de prendre un « welfie », un selfie qui analyse votre wellness. Son Chopra Center, installé en Californie, propose des retraites spirituelles d’une semaine dans des beach resorts de luxe pour 8 000 dollars.
Si votre richesse matérielle est insuffisante, vous pouvez télécharger, pour des sommes allant de 200 à 400 euros, des packs méditation sur votre iPad. Chopra vend aussi des produits contre l’âge et de la parapharmacie qui peuvent vous coûter plusieurs milliers de dollars par an. Son « Dream Master », des lunettes qui font de la lumière et du bruit pour accroître votre créativité, est vendu 354 dollars. Il a une intense activité de conférencier. Il donne plusieurs dizaines de séminaires par an, à 25 000 dollars le séminaire. Il fait aussi des tournées. Le 20 mai, il s’est produit à Paris, salle Pleyel, à guichet fermé. La place coûtait entre 150 et 210 euros. La salle Pleyel a une jauge d’environ 2 000 places. Chopra reste discret sur l’ampleur de sa fortune. Mais certains estiment son patrimoine à 80 millions de dollars.
MÉLI-MÉLO DE NEUROSCIENCES ET D’ÉSOTÉRISME
En mai, on a correspondu avec lui, par e-mail. « Je me suis intéressé à la connexion corps-esprit au milieu des années 1980, dit-il, quand des chercheurs, en étudiant la chimie du cerveau, ont établi que cette connexion était un fait biologique. Je me suis emparé du sujet, qui a bouleversé ma carrière et m’a mené à une idée fascinante : la conscience est le noyau de la réalité. » Sur scène, Chopra hypnotise son audience avec ce savant méli-mélo de neurosciences et de métaphysique, relevé par de discrètes pincées d’ésotérisme. Il est habillé simplement et parle dans un micro-casque, debout, comme Steve Jobs quand il présentait ses nouveaux iPhone à la presse. Derrière lui, sur un écran géant, défilent des slides PowerPoint « assez cheap,
nous dit Lucas, un adepte, avec une typo Arial et des images moches récupérées sur Google, comme dans les présentations d’entreprise ». Lucas est un quadragénaire bien mis qui médite sans fanatisme. Un compagnon de route du yogisme. Il a vu Chopra en 2016, lors d’une soirée au Grand Rex. « Je n’ai pas vu un gourou, dit-il. Sa pensée a un appui scientifique solide. Je m’intéresse à la science, et ce qu’il dit sur le cerveau ou sur la théorie quantique ne me semble pas aberrant. C’est un mysticisme que je peux accepter. » C’est le point fort du choprisme : avec sa scénographie corporate et son jargon quantique, il s’adresse aux modernes. Il chatouille le gnostique qui sommeille en nous, sans heurter notre matérialisme. Chopra n’a pas la barbe de Sri Aurobindo. Il n’évoque jamais le Védanta, la philosophie indienne millénaire qui sous-tend pourtant sa pensée. C’est un entrepreneur, pas un marabout de fête foraine. C’est notamment ça qui a fait de lui une idole des entreprises américaines, dans lesquelles il intervient souvent et où, selon un récent numéro de la « Harvard Business Review », la mindfulness (la recherche de la pleine conscience) est devenue une religion.
SPIRITUALITÉ POUR OCCIDENTAL MOYEN
Chopra est né en 1946, à New Delhi. « Ma mère était profondément pieuse, dit-il. Elle allait au temple tous les matins. Mon père, en revanche, était tout entier rendu à la médecine moderne. » Son père, Krishan Chopra, avait travaillé auprès de Lord Mountbatten, l’artisan britannique de l’indépendance indienne. Mountbatten l’avait aidé à aller étudier la médecine en Angleterre et à devenir un des cardiologues les plus réputés de Delhi. Deepak Chopra, comme son frère, a marché sur les brisées allopathiques de son père. En 1970, il a émigré aux Etats-Unis. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que, frôlant l’overdose de caféine et fumant un paquet par jour, il s’est tourné vers la spiritualité de sa terre natale. En Inde, il était un Occidental. En Occident, il est devenu un Indien.
En 1985, après quelques années de pratique, il a rencontré Maharishi Mahesh Yogi, grand prêtre de la méditation transcendantale, célèbre pour avoir été le gourou des Beatles et d’Elizabeth Taylor. Pendant huit ans, Chopra a été son bras droit et son porte-parole. En 1991, il a coupé les ponts. « Aux yeux de beaucoup, j’étais l’héritier, dit-il. Mais je ne voulais pas de cette position. Les gourous sont nombreux en Inde. J’en ai vu beaucoup pendant mon enfance. Ils étaient alors en perte d’influence, un peu comme les curés en France. Maharishi s’est tourné vers l’Occident et a rénové leur image. Je l’ai soutenu, mais notre relation s’est dégradée. C’était un homme lumineux, mais avec l’âge, il est devenu querelleur, jusqu’au harcèlement. » Chopra s’est installé à son compte, en poussant à l’extrême les principes qui avaient fait la gloire de la méditation transcendantale : fabriquer une spiritualité compatible avec la vie du salarié occidental moyen. Il s’est installé en Californie, terre new age où des gourous comme Swami Prabhavananda, le pape du ramakrishna, s’étaient
installés dès les années 1930, posant les fondations du spiritisme hollywoodien des années 1950. En 1993, Chopra est l’invité du talk-show d’Oprah Winfrey, qui le présente comme le maître spirituel de Michael Jackson. Du jour au lendemain, il devient une star.
En Inde, il est fréquent d’entendre que la science du xxe siècle, notamment la physique quantique, n’est que la reformulation des principes inscrits dans les Veda dès le second millénaire avant notre ère. L’idée que la réalité est créée par celui qui l’observe ou qu’elle est la réalisation d’une possibilité parmi une infinité d’autres s’accorde bien avec l’idée védique qu’il n’y a aucune différence entre le soi et le brahmane, le réel, et que le monde est une hallucination toujours renouvelée. Ce mélange de sciences et d’ésotérisme, Chopra ne l’a pas tiré de nulle part. Mais il a exploité mieux que personne son potentiel marchand.
Sa métaphysique est résumée par cette sentence: « Vous êtes l’univers. » Si nous percevons le monde autour de nous, c’est que quelque chose, on ne sait pas quoi, devient de la perception. Pour lui, ce quelque chose de « disponible » est la « conscience », qui est la donnée pré-incluse dans toute chose. Autrement dit, il n’y a pas de réalité extérieure à notre esprit : la matière, l’espace, le temps sont créés par la conscience. Or, si la réalité est créée par la conscience, il suffit de méditer pour la changer. Pour vieillir moins vite, par exemple.
Ce genre de galipettes conceptuelles lui vaut d’être la risée du monde scientifique américain. Des sommités comme Richard Dawkins le vilipendent dans la presse à chacune de ses apparitions publiques. On accuse Chopra d’être un escroc, un obscurantiste. Quand on évoque auprès de lui cette chasse au sorcier, Chopra, qui affirme être un scientifique de la plus pure étoffe, se tend. Il nous écrit: « Vous êtes influencé par la clique des bouffons qui me critique sur internet. »
CRISE DE LA SCIENCE
Chopra est très certainement un producteur de pseudoscience, mais son succès vient sanctionner la profonde crise dans laquelle la science se trouve. Une crise ancienne et silencieuse, que les rationalistes ne veulent pas voir. Depuis le tournant quantique de la physique, dans les années 1920, nous n’avons toujours pas de théorie unifiée de l’Univers. Beaucoup de modèles théoriques – du Big Bang à la théorie des cordes – sont obsolètes ou déficients, mais nous les gardons faute de mieux. Les neurosciences ne parviennent pas (et selon certains ne parviendront jamais) à comprendre d’où vient la conscience – autrement dit: comment de la matière produit une expérience subjective du monde. Nietzsche notait déjà à la fin du xixe siècle que plus la science avance, plus elle se heurte à des paradoxes, à de l’irreprésentable, à du non-observable, comme si elle butait sur les mêmes obstacles que la théologie. Après lui, Wittgenstein a enterré les derniers espoirs d’une science capable de tout dire, et réservait une large part à la mystique dans la compréhension du sens de la vie humaine. Chopra est peut-être un charlatan. Mais le charlatanisme est un humanisme.