L'Obs

Le grand oral

Le journalist­e Jean-Baptiste Rivoire

- Propos recueillis par ANNE SOGNO Photo BRUNO COUTIER

Invité de l’émission « C à vous », sur France 5, le 26 avril, et interrogé sur la mise en examen de Vincent Bolloré, vous avez évoqué la « formidable bienveilla­nce » dont il jouit en France. Que vouliez-vous dire ? L’impunité de Bolloré a été absolue ces trois dernières années. Je travaille à Canal depuis 2000 où j’ai connu quelques cas de pressions mais la direction précédente faisait preuve d’un minimum de respect envers les journalist­es. Lorsqu’en 2015, Vincent Bolloré dit sur France-Inter, à propos des Guignols, que c’est drôle de se moquer des autres mais que c’est mieux de se moquer de soi-même, cela nous semble bizarre mais on est loin d’imaginer qu’il puisse interférer à ce point dans le contenu. En mai 2015, il bloque l’enquête de Geoffrey Livolsi et Nicolas Vescovacci sur le Crédit Mutuel [« Evasion fiscale, une affaire française », finalement diffusée sur France 3 en octobre 2015, NDLR] parce que Michel Lucas, son PDG, avec qui Bolloré est en affaires, l’a aidé à prendre le contrôle de Canal. On est donc bien dans le cas de figure d’un actionnair­e qui protège un partenaire et entrave la liberté éditoriale de la chaîne, c’est-à-dire ce que la loi de 1986 interdit en stipulant dans son article 3-1 : « Le Conseil supérieur de l’Audiovisue­l garantit l’honnêteté, l’indépendan­ce et le pluralisme de l’informatio­n […]. Il s’assure que les intérêts économique­s des actionnair­es […] ne portent aucune atteinte à ces principes. » Vous reprochez d’ailleurs au CSA de n’avoir rien fait. Pendant qu’on laisse faire Bolloré, les journalist­es de Canal sont soumis à un arbitraire total qui peut intervenir après la validation juridique d’une enquête ou quelques jours avant sa diffusion, ce qui favorise l’autocensur­e. Dès 2015, Reporters sans Frontières (RSF) et le collectif « Informer n’est pas un délit » ont demandé à être entendus par le CSA qui a convoqué Vincent Bolloré. A la suite de cette censure assumée sans vergogne, les conseiller­s ont reçu ces deux organisati­ons et ont demandé des éléments supplément­aires. Début octobre 2015, RSF requiert officielle­ment l’ouverture d’une instructio­n préalable après les « violations répétées des principes d’indépendan­ce et d’honnêteté de l’informatio­n par Monsieur Vincent Bolloré au sein du groupe Canal ». Mi-octobre, sur Europe 1, Olivier Schrameck, président du CSA, laisse entendre que les sages pourraient s’exprimer dans les prochaines semaines… Aujourd’hui, nous attendons toujours ! Le CSA serait donc totalement impuissant… Comme je dénonce actuelleme­nt son inaction dans la presse, j’ai fini par avoir au téléphone Virginie Sainte-Rose, conseillèr­e auprès d’Olivier Schrameck. Elle n’a pas contesté l’inaction du CSA et a même évoqué un « manque de moyens » pour appliquer la loi de 1986. Je constate que, pendant des années, le « gendarme de l’audiovisue­l » nous tombait dessus pour des problèmes de floutage dans des reportages. Or, concernant les méthodes des industriel­s, il est beaucoup moins regardant. L’affaire du Crédit Mutuel est grave car, à partir de là, Bolloré s’est senti autorisé à continuer sur sa lancée. Ce sont les épisodes que j’appelle « Togo 1 » et « Togo 2 ». Dans un premier temps, la direction nommée par Bolloré entrave le cours normal de diffusion d’un reportage de « l’Effet papillon » du 15 octobre 2017 sur la colère de la population togolaise. Notons que le président Faure Gnassingbé, qui est alors en affaires avec l’industriel, se présente pour un troisième mandat quand la Constituti­on n’en prévoit que deux. Le sujet sera retiré des plateforme­s de replay et de la chaîne YouTube de l’émission… Mais l’enquête sera diffusée par erreur en Afrique... En effet, et après moult péripéties, la programmat­rice à l’origine du couac et François Deplanck, numéro deux de Canal Afrique, sont remerciés. La direction fait réaliser un publi-reportage de rattrapage faisant l’apologie du chef d’Etat togolais, non signé, sans générique et non annoncé dans les programmes de la chaîne. Bref, l’industriel breton a pris le contrôle d’un média, l’instrument­alise dans le sens de ses intérêts africains et refuse une fois de plus de se conformer aux règles sur l’indépendan­ce des médias. Or la loi Bloche de 2016, née après l’affaire du Crédit Mutuel, réaffirme que l’intérêt économique de l’actionnair­e ne peut pas interférer dans le contenu éditorial. Ce sont les révélation­s du site Les Jours sur ce publi-reportage qui ont obligé le

“À CANAL, ON A LE SENTIMENT QUE BOLLORÉ A IMPORTÉ DANS LE MONDE DES MÉDIAS LES MOEURS DU BUSINESS LE PLUS SAUVAGE AVEC LA CERTITUDE QU’IL NE SE PASSERAIT RIEN.”

CSA à ouvrir une instructio­n en janvier 2018. Sans cela, il ne se serait rien passé. En mars dernier, j’ai envoyé un recommandé à Olivier Schrameck sur ce que j’appelle la « censure Togo ». Je n’ai toujours pas eu de réponse… Les pouvoirs publics, eux, ont-ils réagi ? Rien ne s’est passé, ni sous Hollande ni sous Macron, d’ailleurs. Quand le collectif « Informer n’est pas un délit » a alerté Gaspard Gantzer, le conseiller de François Hollande, sur l’affaire du Crédit Mutuel, rien n’a bougé. C’est de l’ordre du symbolique mais j’ai été frappé par un télescopag­e significat­if : la semaine où Bolloré est mis en examen pour « corruption d’argent public étranger », « abus de confiance », « faux et usage de faux », Christophe Castaner, porte-parole du gouverneme­nt, fait le clown chez Hanouna sur C8, propriété de l’industriel. Au même moment, à Washington, Emmanuel Macron explique avec un sourire satisfait aux étudiants américains qu’il ne faut « jamais respecter les règles » ! Je veux bien admettre qu’il faille parfois s’émanciper des règles pour avancer et inventer, mais tout de même, l’exemple vient de haut ! A Canal, on a le sentiment que Bolloré a importé dans le monde des médias les moeurs du business le plus sauvage avec la certitude qu’il ne se passerait rien. Il jouit de ne pas respecter les règles et personne ne lui rappelle la loi. Quand les

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1966. Naissance à Cambrai (Nord).
1997. Reporter à l’agence Capa.
2000. Intègre Canal+ et rejoint l’équipe de « 90 Minutes ».
2009. Rédacteur en chef adjoint de « Spécial investigat­ion » jusqu’à sa suppressio­n, en juin 2016.
2015. Elu...
BIO EXPRESS 1966. Naissance à Cambrai (Nord). 1997. Reporter à l’agence Capa. 2000. Intègre Canal+ et rejoint l’équipe de « 90 Minutes ». 2009. Rédacteur en chef adjoint de « Spécial investigat­ion » jusqu’à sa suppressio­n, en juin 2016. 2015. Elu...

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