L'Obs

Partage de connexion

par Arnaud Sagnard

- Par ARNAUD SAGNARD

Les reporters de tous horizons viennent de perdre leur oncle d’Amérique. Portant un chapeau, des chaussures Cleverley & Sons faites sur mesure, un costume invariable­ment blanc avec cape et se déplaçant en Cadillac dans un New York congestion­né, Tom Wolfe (photo) en avait l’allure. Si cette silhouette, la même en toutes circonstan­ces, a forgé sa légende, il s’agissait également, pour l’homme ayant révélé au monde entier que le journalism­e et la littératur­e pouvaient ne faire qu’un, d’un outil de travail. Quand on voit un individu oser se vêtir ainsi, expliquait-il, on lui fait d’instinct confiance. Ce faisant, il prenait à contre-pied le précepte voulant que le journalist­e doive se fondre dans le paysage ou la foule pour mieux en saisir l’essence. A vrai dire, il a pendant quatre-vingt-huit ans ou presque fait le contraire de ses collègues. C’est même ainsi qu’il a inventé ce qu’on a appelé le « nouveau journalism­e » dans les années 1960. Par là, il faut entendre la rédaction d’articles laissant une place prépondéra­nte à la descriptio­n, aux détails, au dialogue, s’autorisant l’emploi du « je » ou de la fiction. Jeune journalist­e envoyé couvrir une course de voitures customisée­s, il n’arrive pas à écrire son premier long papier pour la presse magazine. Son rédacteur en chef, Byron Dobell, dont le nom, injustemen­t, n’est pas passé à la postérité, lui conseille alors de l’écrire comme une lettre dans laquelle il lui raconte ce qu’il a vécu. Le mensuel « Esquire » le publiera tel quel, la mention « Cher Byron » en moins. Dès le titre, Wolfe retranscri­t le bruit des voitures (« Varoom ! Varoom ! »). Personne n’avait jamais osé. Des dizaines de reportages démentiels vont suivre – le plus souvent sur ce que les autres rédactions considérai­ent comme des épiphénomè­nes –, très vite compilés dans des livres, puis quatre romans, tous best-sellers, inspirant des génération­s de rédacteurs. Au moment de conclure ce bref hommage, il faut se souvenir qu’avant ce reportage fondateur, ce lecteur de Zola avait commencé par écrire des nécros. Preuve que toute une vie peut tenir dans du papier journal. règles ne sont plus respectées, c’est la loi du plus fort… Peut-on encore faire du journalism­e à Canal+ ? C’est devenu compliqué. Dès qu’un sujet a un fond politique, il est refusé. Ce fut le cas en 2016 pour « Attentats : les dysfonctio­nnements des services de renseignem­ent », « François Homeland » sur les guerres du président ou « la Répression made in France », une enquête sur la façon dont notre pays exporte des outils de répression vers des régimes douteux. Les journalist­es bossent pendant un an, solliciten­t des sources, leur font prendre des risques et tout peut disparaîtr­e dans une poubelle ? Les journalist­es ne sont plus crédibles puisqu’on sait que Bolloré a droit de vie ou de mort sur un sujet. Lorsque le CSA a sévi contre Cyril Hanouna, Les Guignols ont diffusé un sketch visant à discrédite­r Olivier Schrameck. Qui sont Les Guignols de l’Info aujourd’hui ? Des auteurs qui peuvent porter un regard libre sur l’actualité ou les porte-parole d’un actionnair­e qui écrit le texte ? Cette politique éditoriale incompréhe­nsible fait craindre une menace sur les quelque 3 000 emplois à Canal+ France. Justement, quelle est l’ambiance actuelleme­nt dans la chaîne ? Depuis trois ans, il y a beaucoup de souffrance chez les salariés. A la demande du comité d’entreprise, le cabinet Technologi­a a évalué la situation et pointé des risques psycho-sociaux importants. Aujourd’hui, il y a des rats à la cantine, le personnel se voit imposer une mutuelle dont le groupe Bolloré est un client historique mais qui ne répond plus au téléphone… Tout cela alimente une atmosphère malsaine. Il faut se rappeler qu’à son arrivée, Bolloré a décapité la direction du groupe avec une extrême violence en revendiqua­nt la « terreur » comme méthode managérial­e puis qu’il a dézingué tous les programmes de qualité. « L’Effet papillon » sera d’ailleurs probableme­nt la prochaine victime. Tout se passe comme si on voulait saborder un média qui, disons-le clairement, a résisté à Sarkozy. De fait, les connexions politiques multiples de Bolloré, à droite ou à gauche, lui permettent de naviguer tranquille­ment. La récente mise en examen de Vincent Bolloré va-t-elle avoir des conséquenc­es sur le groupe ? C’est difficile à évaluer. Dans une récente lettre aux salariés, Bolloré a évoqué des années de procédure. Je pense que cela va le contraindr­e à se placer plus en retrait et peut-être à réfréner son arrogance. « Vincent » ne semble plus « tout-puissant » comme Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet le décrivaien­t dans leur livre [« Vincent tout-puissant, l’enquête que Bolloré a voulu empêcher », paru en janvier dernier chez JC Lattès, NDLR] mais Maxime Saada et Jean-Christophe Thiery [respective­ment directeur général et président du directoire de Canal+, NDLR] sont ses fidèles exécutants. Il règne, même sans être officielle­ment le patron de Canal. Quoi qu’il en soit, le sabotage des programmes a eu lieu bien avant cette mise en examen.

“QUI SONT LES GUIGNOLS DE L’INFO AUJOURD’HUI ? DES AUTEURS QUI PEUVENT PORTER UN REGARD LIBRE SUR L’ACTUALITÉ OU LES PORTEPAROL­E D’UN ACTIONNAIR­E QUI ÉCRIT LE TEXTE ?”

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France