Sociologie
La Cour de Babel
On ne saluera jamais assez le travail des sociologues et le temps long revendiqué par ces inestimables observateurs. Ainsi celui d’Isabelle Coutant, qui arrive en librairie pour le meilleur avec un ouvrage d’excellence sur ce qu’il advint place des Fêtes, dans le très populaire 19e arrondissement parisien, quand un lycée désaffecté fut transformé, de juillet à octobre 2015, en havre improvisé pour des demandeurs d’asile qui affluaient de toutes parts, exténués au sortir d’une épopée souvent héroïque. La mairie de Paris en avait décidé ainsi : le lycée JeanQuarré devenait un centre d’hébergement d’urgence temporaire.
Tous les exilés de la porte de la Chapelle, à plusieurs reprises cible d’une répression inique sur ordre de l’Etat, et d’autres venus de « garless » (gare de l’Est), ont afflué par dizaines et bientôt par centaines – jusqu’à 1400. Des Afghans, des Soudanais et des Erythréens pour la plupart, et d’autres venus d’Irak, du Tchad ou du Niger, souvent dans un état de détresse et de malnutrition inimaginable. Les riverains, sidérés par la rencontre avec cette humanité abandonnée, ont vu les derniers arrivants monter de fragiles abris de plastique sous le préau du lycée. Voilà donc qui composait, sur la place la plus déshéritée de la capitale, un nouvel épisode à l’« encampement du monde », phénomène contemporain décrit par Michel Agier (1) qui désigne les camps de réfugiés et de déplacés, ceux de « migrants » (ce mot qui floute le réel), les zones d’attente, les centres de rétention et autres lieux de bannissement des indésirables jetés sur les routes du monde par les guerres et les dictateurs.
Isabelle Coutant vit depuis dix-huit ans place des Fêtes, qu’elle aime entre autres pour sa résistance à la gentrification. Aux premières loges de cet impressionnant théâtre géopolitique, elle a sorti carnets et stylo pour étudier à l’échelle de son quartier cet « événement au sens fort du terme, qui a pu donner l’impression, brutale, d’être au coeur d’un monde en déroute », écrit-elle. Une année après leur départ à tous, elle travaillait encore pour accéder sans l’édulcorer à « une parole plus difficile à appréhender, celle de ceux qui s’étaient montrés hostiles ou particulièrement inquiets durant l’occupation ». La chercheuse raconte aussi la naissance de l’association Solidarité Migrants Place des Fêtes, et de la motivation commune ainsi résumée par une bénévole : « On ne sait pas où on va naître; naître dans un pays en guerre est une injustice. »
Dans toutes les capitales, c’est dans les quartiers populaires que l’on accueille le mieux les gens d’ailleurs. Le jour de la rentrée dans le collège d’à côté, le proviseur a fait allusion avec cordialité à ses nouveaux voisins. Les parents n’ont pas exprimé d’inquiétude. L’héritage familial des uns remonte à la surface, chacun reconnaissant face à l’étranger des bribes de sa propre histoire ou de celle d’un parent arrivé un jour d’Arménie, d’Europe centrale ou du Maroc. Les soutiens sont divers : des anars, des anticapitalistes au secours de l’étranger campé en prolétaire contemporain, les opposants au gouvernement en place, d’autres qui voient dans ce drame la main invisible du colonialisme passé, des riverains soucieux de prendre leur part à la fabrique d’un monde plus juste. Il faut voir l’hébétude de certains expatriés qui ne comprennent rien, malgré la présence de traducteurs, à ce qui se dit pendant ces réunions de quartier trop politisées. Eux attendent une aide concrète, des cours de français. Il y a aussi la foule des curieux qui viennent sur cette place des Fêtes très médiatisée pour leur sortie du dimanche.
La chercheuse n’occulte rien. C’est précieux. Elle raconte les sentiments paradoxaux des habitants traversés, à l’épreuve du réel, par des pensées inavouables. Beaucoup se sont sentis dépassés au point de vouloir « se protéger », envahis même – un habitant a changé la répartition des pièces chez lui pour ne pas avoir vue sur les réfugiés. De leur fenêtre, ceux de la barre principale observent dans la cour du lycée les détritus à même le sol, les piles de vêtements à l’abandon, les hommes désoeuvrés qui tournent en rond l’oeil rivé à des iPhone de valeur.
Rien n’a été prévu par la mairie de Paris, qui s’est contentée de convoyer les réfugiés au pied des logements sociaux. Un tour de clé, et puis s’en va. « Il se passait là, à petite échelle, ce qui traversait l’Europe entière. Une arrivée soudaine et massive de migrants sans que rien n’ait été prévu pour les accueillir, sans ligne politique claire. » La désorganisation est totale lorsque les dons affluent de plus belle au lendemain de la découverte du « petit Aylan », noyé. Il n’y a pas de logisticien pour gérer les stocks. Occupés à survivre, les intéressés n’ont pas la tête à l’autogestion. La sociologue observe un décalage entre la réalité et ce qui en est dit sur la page Facebook des principaux soutiens. Des bagarres éclatent dans toutes les langues dans cette « cour de Babel ». Un jour, un projectile tombe du côté du collège, qui jouxte le lycée, pendant la récréation. « Les enfants rentrent chez eux avec leurs inquiétudes accumulées », écrit la chercheuse. L’amicale des locataires de l’immeuble voisin, secouée par l’aventure, a implosé un mois après l’arrivée des exilés.
D’après son président, « on ne peut pas concentrer toutes les difficultés dans un seul quartier ».
Les habitants se sont sentis rabaissés. Ils savent que semblable initiative est inimaginable à Neuilly. On se souvient des élégantes du 16e arrondissement insultant l’émissaire du projet de création d’un centre d’hébergement de 200 places en bordure du bois de Boulogne (2). Des sociologues comme Serge Paugam ont d’ailleurs bien identifié le comportement stéréotypé des riches dans tous les pays du monde : l’évitement des pauvres et de la misère. Place des Fêtes, la chercheuse a mesuré l’amertume de certains : « Et pourquoi Mme Hidalgo, elle les a pas pris chez elle? », « Pourquoi ils n’en prennent pas un peu de leur côté ? Ils se sentiraient dégradés, ils ne supporteraient pas. » Ce qui a blessé les habitants, c’est qu’une médiathèque était prévue pour bientôt dans les murs de ce même lycée, attendue depuis des années dans cet environnement peu flatteur abîmé par les « rénovations » des années 1970 – les jolies maisons ouvrières et les immeubles anciens démolis pour dresser d’affreuses tours de béton.
La chercheuse a passé beaucoup de temps dans les chambres impeccablement tenues des Afghans, à partager des repas, assise par terre avec eux. Elle les a vus chaque jour plus désemparés perdre leurs illusions sur la France. A leurs femmes, leurs parents, ils disaient que tout va bien et postaient des selfies pris sous la tour Eiffel. A un ami ou cousin tenté de les rejoindre, ils déconseillaient ce voyage ô combien dangereux, mais sans briser le mythe tout à fait. « La plus mauvaise décision que j’ai prise dans ma vie, c’est d’avoir quitté mon pays », lui dira dans quelques mois et un grand moment d’abattement l’un d’eux, pourtant admis à l’ENS au titre d’élève invité. Son plus jeune enfant ne se souvient pas de lui, l’aînée lui reproche sur Skype de l’avoir abandonnée. Etre à la fois ici et là-bas lui pèse, la « double présence » étant la condition de l’émigré au siècle des nouvelles technologies, explique Isabelle Coutant. (1) « Un monde de camps », sous la direction de Michel Agier, avec la contribution de Clara Lecadet (La Découverte). (2) On peut lire à ce sujet « Panique dans le 16e », un roman graphique de Monique PinçonCharlot et de Michel Pinçon avec Etienne Lécroart. (Ed. La ville brûle).