Monde animal
La pieuvre et le Lego
Repoussante, la pieuvre ? On est d’accord. Mais les zoologues n’en reviennent pas de l’intelligence de cet animal mou de partout sauf du bulbe, qui fait l’objet récent de deux livres émerveillés (1). Cas unique chez les mollusques, le poulpe possède en effet 500 millions de neurones (soit l’équivalent du cerveau d’un chien) et un système nerveux d’une complexité extrême. Concrètement, en captivité, cela le rend capable de reconnaître des humains qu’il aime bien et, a contrario, d’arroser d’un bon jet d’eau, de manière totalement préméditée, ceux dont la tête ne lui a pas plu – y compris des mois après. Très conscient d’être ou non observé par Homo sapiens, s’ennuyant ferme quand on le transforme en objet de laboratoire, cet animal à sang bleu-vert sait devenir le cauchemar des scientifiques : il s’évade très facilement, engloutit les poissons des aquariums voisins, vandalise les leviers des expériences, casse des ampoules, provoque des inondations en ouvrant des vannes d’eau et montre ostensiblement à ses geôliers qu’il ne veut pas de tel ou tel morceau de calamar dont on le nourrit… Au point qu’il faut parfois le divertir comme un enfant turbulent, en lui donnant des Lego !
Pour autant, comparer les capacités cognitives des pieuvres – qui sont des mollusques – et des mammifères reste hasardeux. Les deux espèces ont divergé dans l’arbre de l’évolution il y a 600 millions d’années et se sont construites sur des bases fort éloignées. L’intérêt du poulpe est même, précisément, d’être le « grand mystère de l’altérité », comme l’écrit Sy Montgomery. Une intelligence aiguë mais aux antipodes de la nôtre : une multitude de minicerveaux – un grand dans la gorge, les autres décentralisés dans les tentacules – et un sens du goût ressenti par le toucher (les ventouses). Qu’est-ce que penser pieuvre ? La question est plus vertigineuse qu’un abîme marin.