L'Obs

Littératur­e «

1984 », version 2018

- Propos recueillis par DIDIER JACOB par George Orwell, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 370 p., 21 euros.

Qu’est-ce qui rendait nécessaire la nouvelle traduction de « 1984 », de George Orwell ?

Je pense que les retraducti­ons sont nécessaire­s de toute façon. On ne se demande pas pourquoi il faut remettre une pièce en scène. Ce travail s’apparente à ça. A la remise en scène, à la remise en jeu du texte. Donc par principe, il est bon de retraduire. La deuxième raison, c’est qu’aucune tentative n’avait été faite depuis la première version du texte en français, en 1950 [par Amélie Audiberti, NDLR]. La langue a évolué. Mais aussi la connaissan­ce du lecteur du monde décrit par Orwell. A un moment donné, Winston entre dans un pub. La traductric­e de l’époque écrit : « Il entra dans un bistrot. » En effet, le terme « pub » n’était pas très familier pour les Français en 1950. En revanche, si vous traduisez aujourd’hui par « bistrot », une image va apparaître dans l’esprit du lecteur, mais ce ne sera pas la bonne. C’est bien d’un

« pub » qu’il s’agit.

Quand vous avez commencé à traduire le texte, votre objectif était-il d’établir une nouvelle version de référence ?

C’est la question que j’ai posée à l’éditeur, question que j’avais d’ailleurs posée au moment de la retraducti­on de « Sur la route » de Kerouac. « 1984 » va tomber dans le domaine public, et d’autres traduction­s vont fleurir. Il est d’ailleurs très sain, vital même, de pouvoir entendre résonner cette oeuvre fondamenta­le de plusieurs manières. J’ai donc demandé : « Cette traduction, vous la voulez comment ? » Comme on m’a laissé beaucoup de champ, j’ai finalement été vers quelque chose d’assez expériment­al.

C’est presque une nouvelle lecture…

Oui, il fallait apporter quelque chose qui manquait à la précédente traduction. Celle-ci ne rendait pas du tout compte de cette écriture froide, au scalpel, qui est si caractéris­tique du style d’Orwell. J’ai donc tendu vers une sorte d’ascèse pour me couler au maximum dans ce verbe coupant. Je devais éviter toute fioriture. C’était un travail de dépouillem­ent.

Vous gardez, dans votre traduction, l’expression « Big Brother », mais vous introduise­z le néoparler. Pourquoi ?

Orwell est très précis. S’il avait voulu dire « new language », il aurait dit « new language ». Mais il dit « new speak ». J’adore l’expression « novlangue », qui est passée dans le langage courant. Mais il ne s’agit pas d’une langue. Surtout pas d’une langue. C’est un virus introduit dans une langue qui la détruit de l’intérieur. De même, j’ai créé « mentopolic­e » parce que « thought police » est une expression très compacte. « Police de la pensée » était trop souple pour « thought police ».

Quand on lit votre traduction, on est surpris de découvrir que, loin d’être seulement un livre politique, « 1984 » est un roman à suspense.

Oui, le suspense est omniprésen­t. D’autant que le lecteur ne met pas beaucoup de temps à comprendre que tout va se terminer dans les geôles du « ministère de l’Amour ». Et pourtant, le livre se lit avec un noeud dans le ventre. Jusqu’à cette phrase, « il aime Big Brother », qui vous met au tapis. Je voulais restituer cet effet de terreur. Ce caractère central et centralisé de la peur. C’est la raison pour laquelle j’ai changé de temps. Je n’ai pas employé le passé simple. Je l’ai fait pendant cinquante pages, mais ça ne fonctionna­it pas. Je n’arrivais pas à rendre l’effet du texte. J’ai donc essayé avec le présent. Et là j’étais terrorisée moi-même.

L’univers orwellien a été très pillé par les films, les séries, l’actualité même. Est-ce que l’oeuvre garde malgré tout son caractère imparable ?

Orwell a été pillé en effet. Récupéré. Quand on regarde ce qui se passe en Chine, avec ce permis de vivre à points, on est chez Orwell. Mais si l’oeuvre se lit avec un bonheur inaltéré, c’est parce qu’elle est littéraire, poétique parfois. De nombreux aspects du livre restent à explorer, comme la représenta­tion du corps, par exemple. Au début, le corps est chétif dans un monde frappé de pénurie, dans un Londres en noir et blanc. Puis l’univers devient chromatiqu­e avec l’arrivée de Julia, avec les friandises qu’elle apporte, du vrai café, du vrai chocolat. C’est la revanche du corps, de la couleur, des sens. Et on passe au corps torturé, drogué, dans l’univers blanc, monochrome du ministère de l’Amour. A la fin, le corps se remplume, mais il est devenu alcoolique, empâté. Il y a donc toute une stratégie complexe et fascinante. Et l’on en parle très peu. Comme on parle très peu du caractère élégiaque de l’évocation de Londres, de ses faubourgs populaires. Ou encore du caractère fantastiqu­e de l’oeuvre. Donc il y a tout ce qu’on sait, tout ce qui a fait la popularité récente du livre, avec notamment les fake news et la perte de la vie privée, mais il y a aussi le reste, et ce reste, il est proprement littéraire. C’est pourquoi l’oeuvre est irréductib­le au pillage légitime, et pourquoi pas fécond, qui a pu en être fait.

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 ??  ?? George Orwell, né à Motihari en Inde en 1903 et mort à Londres en 1950 .
George Orwell, né à Motihari en Inde en 1903 et mort à Londres en 1950 .
 ??  ?? La statue de George Orwell devant les studios de la BBC à Londres.
La statue de George Orwell devant les studios de la BBC à Londres.

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