L'Obs

L’avènement du “nouveau père”

L’image du paterfamil­ias de l’Antiquité s’est beaucoup adoucie. Voici comment

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Bruxelles veut en allonger la durée et en augmenter l’indemnisat­ion, Paris fait tout pour rejeter une mesure qui lui semble dispendieu­se. On reparle aujourd’hui du congé de paternité, présent dans notre loi depuis 2002. Chacun a bien noté ce que change, dans les représenta­tions sociales, cette incitation faite aux papas à prendre du temps pour leurs petits. Il y a une autre manière de comprendre la révolution induite par cette pratique. C’est de l’étudier sous le seul angle du droit.

Du point de vue des lois organisant le statut du père, on peut dire qu’on revient de loin. Pendant des siècles, l’Occident a eu pour modèle le père romain et sa patria potestas – la « puissance paternelle » –, qui en faisait une sorte de Jupiter tyrannique, détenant tout pouvoir à l’égard de ses enfants et de sa femme, éternelle mineure, et évidemment de ses esclaves. En théorie, la loi lui accordait sur eux un droit de vie ou de mort – peu appliqué – et une tutelle qui ne s’éteignait qu’à son propre décès. Le paterfamil­ias romain avait même l’étonnante capacité de choisir ses enfants : il pouvait renier à la naissance ceux qui ne lui convenaien­t pas et adopter qui il voulait, même un adulte.

Le christiani­sme tempère les excès mais garde l’idée. Dans la société monarchiqu­e, le père est pour les siens ce qu’est le roi pour ses sujets : un chef absolu qui règne au nom d’un droit divin. Dans son principe même, la Révolution française renverse cette conception. Le nouveau régime entend rompre le principe de la lignée qui caractéris­ait l’ancien, pour faire advenir l’individu, ce citoyen tout entier dévolu à la nation. Dès 1804, comme nous l’explique l’excellente et complète « Histoire des pères et de la paternité » (1), le Code civil, qui tente une synthèse entre la France des rois et celle de 1789, replace, de fait, le Commandeur sur son socle. En principe, la société est désormais constituée d’individus égaux, mais il en est un qui est plus égal que les autres, le « père de famille ». Il est le pilier sur qui repose la société et il est chargé de tous ses autres membres, les enfants ( jusqu’à leur majorité, 21 ans) et l’épouse, éternelle mineure. Certes, on n’est plus

à Rome. Le père ne peut ni tuer ni choisir. Au regard de la loi, ses enfants sont ceux qui ont été enfantés par son épouse légitime. Mais il est toujours le seul vrai maître à bord du vaisseau familial. Précisémen­t. Toute l’évolution du droit peut, dès lors se lire comme le lent grignotage de ce pouvoir au profit de grands rivaux.

Le premier d’entre eux est l’Etat, qui peu à peu, s’accorde le droit de dire ce qui est bon ou pas pour les enfants. La chose, évidente pour nous, n’allait pas de soi au xixe siècle. En 1841 est votée la toute première loi sociale, qui interdit le travail des enfants de moins de… 8 ans. On trouve, parmi les opposants au texte, des voix qui, sans rire, le font au nom du droit sacré des familles. Pourquoi interdire les usines aux bambins? Les pères ont bien le droit d’éduquer les leurs comme ils le veulent !

Ce n’est qu’en 1889 qu’arrive le premier texte qui prévoit la « déchéance de la puissance paternelle », prévue d’ailleurs uniquement dans les cas très spécifique­s où on peut prouver que le père a incité les siens à la prostituti­on, à la mendicité, à la débauche. Au milieu de cette décennie, le pouvoir patriarcal a reçu un choc encore plus considérab­le, même s’il est moins évident, avec l’obligation scolaire (votée en 1882, dans le cadre des lois Ferry). Certes, l’instructio­n réussie d’un enfant peut être une source de fierté pour les parents. Elle peut être aussi une menace. L’école ne cherche-t-elle pas à fabriquer des individus libres et autonomes ? Ne risquet-elle pas aussi, en rupture avec une longue tradition de transmissi­on du savoir de père à fils, de faire entrer dans les familles des petits êtres qui, sans avoir eu besoin de l’apprendre de lui, en sauront potentiell­ement plus que leur géniteur?

Jusqu’au milieu du xxe siècle, ce même mouvement continue. En 1912, la loi autorise la recherche en paternité, interdite jusque-là – il s’agissait de ne pas troubler la paix des honnêtes ménages. En 1935 est mis fin au « droit de correction paternelle », cette délicate pratique remontant à l’Ancien Régime qui permettait au père d’exiger de la justice l’enfermemen­t de ses enfants. Puis, après 1945, l’antique patriarcat finit d’être ébranlé au nom d’un nouvel impératif social : le combat pour l’égalité entre hommes et femmes. Sur le plan de la conduite de la famille, celle-ci est consacrée en 1970, quand la loi remplace la vieille notion de « puissance paternelle », par celle, volontaire­ment neutre, « d’autorité parentale ». En 1982 enfin, lors d’un toilettage de la loi sur les baux immobilier­s, est supprimée la dernière référence juridique au « bon père de famille », qui était censé être le modèle du propriétai­re et du locataire. Le paterfamil­ias à l’ancienne est mort. Vingt ans plus tard, le congé de paternité, incite les nouveaux pères à prendre, au sein de la famille, une autre place, plus tendre, plus démocratiq­ue. On s’en réjouit.

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